Découvrez ATHÈNES : A l'écran (Cinéma / TV)

Bizarre, vous avez dit bizarre ? Faut-il vraiment s’étonner que la crise économique sans précédent qu’a connue la Grèce en 2008 ait coïncidé avec le jaillissement d’une nouvelle génération de cinéastes à l’imagination fertile, adeptes de jeux théoriques cruels et d’humour noir ? On connaît les legs de son histoire millénaire que contemplent imperturbablement des paysages aux airs de paradis. Pêle-mêle : mythologie, sens du tragique et de la comédie, démocratie athénienne, brutalité spartiate, ignorance malicieuse de Socrate, métaphysique de Platon ou cynisme de Diogène. Voilà qui explique peut-être cette singularité du cinéma grec, dont « la vague bizarre » n’est que le dernier avatar : une faculté à faire fi de l’adversité et des catastrophes de l’histoire. Ne nous y trompons pas : si le cinéma grec est un fleuve d’images dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, c’est qu’il invite plutôt à se laisser surprendre.

Des débuts chaotiques

Le cinéma grec a presque toujours dû composer avec une situation politique instable. Quelques années après l’apparition du septième art, les guerres balkaniques puis gréco-turques et l’expulsion des grecs d’Asie donnent le la  à un siècle houleux. Le premier long-métrage grec, Golfo (Konstantinos Bachatoris, 1915), est un échec. C’est aussi le premier-né d’un genre cher au cinéma grec, les films en fustanelle, du nom d’un costume traditionnel : ce sont des mélodrames bucoliques qui idéalisent la vie à la campagne et une forme d’innocence prémoderne. La création de la Dag Films, la première des sociétés de production véritablement professionnelle, en 1927 sous la houlette des frères Gaziádis, marque un premier tournant. Mais l’avènement du parlant vient renforcer le poids de la concurrence étrangère et porter un nouveau coup à une production déjà exsangue et étranglée par la censure. Quelques rescapés résistent : des tentatives de productions gréco-turques suggérant un timide rapprochement qui ne prend pas vraiment, ou Daphnis et Chloé (Orestis Laskos, 1931), chef-d’œuvre du cinéma muet grec.  L’histoire veut que ce soit le premier film à présenter une scène de nudité, ce qui rapporté à la sculpture antique n’a rien d’étonnant. Finos Film, qui deviendra l’une des plus grandes sociétés de production, créée en 1942, amorce un nouveau changement alors que les sorties grecques étaient devenues quasiment inexistantes. On lui doit La Voix du cœur (Dimitris Ioannopoulos, 1943), émouvant mélodrame qu’il est coutume de considérer comme le véritable acte de naissance du cinéma grec mais il faut attendre la fin de la guerre civile pour que le studio connaisse son véritable envol. Yórgos Tzavéllas, autre pionnier, signe le premier film – déjà considéré comme un chef-d’œuvre – Applaudissements (1944) d’une œuvre qui sera couronnée de succès.

Une parenthèse dorée (1950-1960)

La relative stabilité politique des années 1950 et 1960 correspond à l’une des périodes les plus fécondes du cinéma grec. Michael Cacoyannis en est le réalisateur emblématique. Les accents tragiques de Stella (1955) proviennent du fond des âges mais son héroïne rétive au mariage est éminemment moderne. Le film fait d’emblée de Melina Mercouri – pour laquelle c’est alors le premier rôle au cinéma – une star. Pour son rôle dans Jamais le dimanche (1960), réalisé par Jules Dassin avec qui elle s’est mariée, elle reçoit le prix d’interprétation à Cannes. Le film est le versant joyeux de Stella, réunissant et opposant une prostituée au grand cœur et un Américain, féru de culture antique, qui voudrait la réformer. Les éléments de folklore dont joue le film sont en passe de devenir des clichés : la taverne comme décor central, la danse et les airs de bouzouki, un tempérament volcanique. Zorba le Grec (Michael Cacoyannis, 1964), tourné en Crète à la Cranée et dans la péninsule d’Akrotíri, devient la vitrine de ce folklore à l’international et la musique de Míkis Theodorákis, qui illustre une célèbre scène de sirtaki (une danse populaire grecque rendue célèbre par Zorba le Grec), fait le tour du monde. Entretemps, Níkos Koúndouros signe Ville magique (1954), aux influences néoréalistes, qui oppose les habitants pauvres mais dignes du quartier de Dourgouti au monde dépravé de la pègre, assimilé à la modernité, et surtout L'Ogre d'Athènes (1956), qui en poursuit le thème mais vire davantage au noir. Le réalisateur Tákis Kanellópoulos (Ciel en 1962, L’Excursion en 1966 et Parenthèse en 1968) qui a fait ses armes avec des documentaires, signe des films qui représentent des tentatives tout à fait à part de cinéma lyrique, détaché de toute référence littéraire (ils sont quasiment dénués de dialogues pour les deux derniers).

Fort dans la tourmente

La dictature des colonels (1967-1974) s’accompagne d’une forte répression : bon nombre de cinéastes, dont la créativité s’en trouve comme décuplée, vont se retrouver derrière les barreaux ou contraints à l’exil. Parmi les réussites, miraculeuses compte tenu du contexte, on peut citer Evdokia (Alexis Daminos, 1971), tourné dans la périphérie d’Athènes, où l’on retrouve l’archétype de la prostituée élevée au rang d’héroïne tragique. Le film contient une célèbre scène de zeibekiko, une danse traditionnelle.  Les Fiançailles d'Anna (Pandélis Voulgaris, 1972) se présente comme une double critique de la bourgeoisie et de la dictature à travers l’histoire d’une bonne asservie. Une kyrielle de films historiques, qui prennent les libertés de rigueur avec l’histoire, sont produits avec la bénédiction du régime. Qu'as-tu fait à la guerre, Thanassis ? (Dínos Katsourídis, 1971) en est une satire, et son succès annonce une prise de conscience politique de la part des spectateurs, alors que comédies sans distinction et films érotiques dominent le circuit commercial. Au même moment, celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des plus grands cinéastes grecs, Theo Angelopoulos, fait ses débuts. Un hermétisme certain lui permet d’échapper à la censure de la dictature. A n’en pas douter, son cinéma lent, contemplatif et austère peut aussi tenir à distance le spectateur qui, pressé, risque de passer à côté de sa force mélancolique et méditative. Comme dans Le Voyage des comédiens (1975), qui suit les pérégrinations d’une troupe de théâtre jouant Golfo, une pièce grecque et bucolique, à travers le pays, son œuvre multiplie les références à la tragédie antique. Ses films fleuves collectionneront les prix, dont une Palme d’or pour L’Eternité et un jour en 1998, qui se déroule à la frontière gréco-albanaise. Le cinéma local a peiné à se relever de la dictature mais les productions étrangères se sont engouffrées dans la voie qui leur était ouverte : Une femme à sa fenêtre (Pierre Granier-Deferre, 1976) avec Romy Schneider, qui dresse le portrait d’une bourgeoisie décadente (qui est aussi l’objet des Fainéants de la vallée fertile de Nikos Panayotopoulos en 1978), un épisode de James Bond évidemment (Rien que pour vos yeux, John Glen, 1981) où le monastère des Météores et Corfou sont mis à l’honneur, etc. La réalisatrice anglaise Clare People a tourné une comédie estivale délicieuse et méconnue, Soleil Grec (1987), à Lindos, sur l’île de Rhodes. Son thème ? Le désagrément causé par l’invasion touristique aux habitants permanents. Le film le plus célèbre des années 1980 est aussi le plus coûteux : Rebétiko (Costa Ferris, 1983) tient son nom d’une musique traditionnelle grecque. La vie de la chanteuse Markia Ninou en est à la fois la source d’inspiration et le prétexte pour célébrer la résilience du peuple grec à travers quarante ans d’histoire. Le cinéma grec semble momentanément coincé comme Ulysse chez Circé, profitant peut-être d’une tranquillité retrouvée. Toujours est-il que la production des années 1980 et 1990, hormis celle d’Angelopoulos, est singulièrement pauvre ou sous-évaluée. Exception très marginale, les films de Nikos Nikolaïdis, qui préfigurent vingt ans à l’avance la « vague bizarre » du cinéma grec : Singapore Sling (1990) est une variation sadique à la bizarrerie frénétique ou forcée, au choix, sur Laura de Preminger. Safe Sex (Thanasis Papathanasiou, Michalis Reppas, 1999) fête la fin du siècle en devenant provisoirement le plus grand succès du cinéma grec. La place lui sera ravie par un Un ciel épicé (Tassos Boulmetis, 2003) qui revient sur le pogrom d’Istanbul en 1965.

Les années 2000

De manière générale, alors que la crise se profile, le cinéma grec présente des signes de vitalité de plus en plus nombreux. D’abord un huis-clos, Boîte d'allumettes (Yannis Economides, 2002), qui met en scène une famille en implosion dans la banlieue d’Athènes. Des films plus conventionnels : les mariages forcés qui prévalaient au début du siècle précédent fournissent le sujet de deux beaux mélodrames de Pantelís Voúlgaris, Les Mariées (2004), puis Little England (2013) tourné à Andros. Hardcore (2004) évoque la vie de deux jeunes filles dans le bordel où elles ont échoué. Son réalisateur, Dennis Iliasdis, est parti aux Etats-Unis pour s’y consacrer au cinéma d’horreur. 100 % grec (Filippos Tsito, 2009) dont le titre français n’est pas très fidèle à l’original, L’Académie de Platon ironise sur trois buralistes qui passent leurs journées à deviser et sur leur racisme larvé. Rien ne laisse alors vraiment présager la « vague bizarre » du cinéma grec lancée par Canine de Yorgos Lanthimos en 2009, alors que le pays s’est enfoncé dans la crise. Le film connaît un retentissement à l’étranger inhabituel pour un film grec dans le sillage duquel vont s’engouffrer L (Babis Makridis, 2011), Attenberg (2012), puis Chevalier (2015) d’Athina Rachel Tsangari. En 2016, son septième film, The Lobster, bénéficie d’un casting international, de Colin Farrell à Léa Seydoux, et remporte également un franc succès, dépassant les frontières helléniques. Il est encore revenu en compétition à Cannes en 2017 avec La Mise à mort du cerf sacré (The Killing of a Sacred Deer), un huis clos pervers et violent avec (encore) Colin Farrell et Nicole Kidman. Yorgos Lanthimos a étudié à l’école de cinéma Stavrakos à Athènes. Il s’est marié avec l’actrice française Ariane Labed, rencontrée lors du tournage du film Attenberg d’Athina-Rachel Tsangari. Il revient en 2019 avec La Favorite (The Favourite) avec Olivia Colman, Emma Stone et Rachel Weisz, et Pauvres créatures en 2023 avec de nouveau Emma Stone. Absurde, cruauté, abstraction, loufoquerie plus ou moins glaciale caractérisent ce mouvement qui prend un malin plaisir à rompre avec la vraisemblance. Miss Violence (Alexandros Avranas, 2013) s’ouvre par le suicide d’une enfant, avant de rassembler les pièces de ce puzzle. Tourné sur l’île d’Antiparos, Suntan (Argyris Papadimitropoulos 2017) est une variation pleine de noirceur sur le thème du démon de midi. Pendant ce temps, Hollywood a donné l’impression de redécouvrir la Grèce, au gré de Capitaine Corelli (John Madden, 2001) qui vaut essentiellement pour ses visions de Céphalonie, la plus grande des îles ioniennes, Mamma Mia ! (Phyllida Lloyd, 2008), tourné sur les îles de Skiathos et Skopelos dans le village côtier de Damouchari, ou The Two Faces of January (Hossein Amini 2014), qui pérégrine de l’Acropole, parmi les ruines de l’agora jusqu’à la Crète, la cité minoenne de Cnossos et le port de La Canée.

Décor grec, également, pour le troisième volet d’une trilogie romantique, Before Midnight (Richard Linklater, 2013) qui voit ses deux personnages se promener dans le Magne, dans le Péloponnèse. Et enfin, le dernier film de Costa Gavras Adults in the Room (2019), un thriller politique dont l’action a lieu dans la Grèce d’après les six premières années de crise économique lors de l’avènement au pouvoir, pour la première fois dans l’histoire grecque, de la gauche radicale et les coulisses du pouvoir de l’Union européenne. Considéré par son réalisateur comme « une tragédie grecque ancienne des temps modernes », ce film est inspiré de l’ouvrage de G. Varoufakis, ministre des Finances, Invincibles vaincus.

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