Découvrez LISBONNE : Le fabuleux destin du fado

« Je suis le fado, je suis le Portugal » disait Amália Rodrigues. Le fado de Lisbonne est d’abord un chant identitaire qui renvoie à toute l’histoire du Portugal. Un châle sur les épaules, une guitare, un chanteur et beaucoup d’émotion. La caricature est facile et cette simple image suffit bien souvent à décrire le fado. Mais il s’agit d’abord et surtout d’une musique qui se nourrit des sentiments : chagrin, tristesse, solitude, passion, jalousie. Elle tire aussi son essence de nostalgie et d’amours déçues ou impossibles. Les rencontres, qu’elles soient heureuses et malheureuses, sont un thème infini d’inspiration pour ce blues de l’âme portugaise. « Le fado est né un jour où la brise soufflait à peine, où le ciel et la mer s’unissaient sur le ponton d’un voilier dans le cœur d’un marin qui était triste et qui fredonnait à peine », disent les paroles de l’un d’entre eux. Ce bouleversant sentiment de nostalgie appelé saudade trouve sa source dans la souffrance de l’absence, le manque, la cruauté du destin.

La musique des rues de Lisbonne

Depuis les premières traces vers 1840, le roulis de la mélancolie a investi la ville de Lisbonne à travers le fado. Ce climat inimitable de nostalgie et de vague à l’âme, la saudade, fait chalouper les têtes et les corps. La légende populaire veut que le fado soit né dans les rues de la Mouraria, alors occupées par les Maures. Mais l’acte de naissance du fado porte encore à discussion et nul ne sait d’où il vient réellement ; pour certains, le fado dériverait du chant des troubadours du Moyen Âge, pour d’autres il serait né des chants de marins à l’époque des grandes découvertes, chants imprégnés de leurs aventures et de leur vie sentimentale : goualante de ports où les marins se confrontaient au monde, complainte gitane, évolution locale du chant mauresque ou modulations vocales issues des rythmes afro-brésiliens. Considéré comme la musique traditionnelle et urbaine de la ville de Lisbonne, il est désormais ressenti comme une musique qui représente la quintessence du Portugal et la plupart des communautés portugaises le considèrent comme un symbole de leur identité culturelle nationale. Sa diffusion en Europe et en Amérique, et plus récemment par les réseaux de la musique du monde, a contribué à renforcer son aura symbolique. Le fado revient pourtant de loin. Comme le tango ou le flamenco sous d’autres cieux, il servait au Portugal d’étendard à la dictature de Salazar. Durant plusieurs années le fado fut le chant du conformisme. Et puis une réaction violente de rejet a surgi, lorsque la dictature est tombée en 1974, avec la Révolution des Œillets. Cela a ensuite donné un nouveau fado, plus ouvert et plus aérien. Depuis 2011, le fado appartient désormais au patrimoine de l’humanité et la pérennité du genre est assurée.

La particularité du fado est que la musique est très codifiée et souvent jouée de la même façon. Traditionnellement, elle est interprétée par une diva soliste, à la voix lancinante, élément indispensable, accompagnée par des instruments à cordes pincées, dont la guitarra portuguesa (sorte de cistre) et souvent une ou plusieurs viola (guitare classique). Chaque musicien dispose de trois cents mélodies qu’il doit savoir interpréter, mais il peut choisir son chant en fonction des métriques de la mélodie, ce qui fait que le même air peut être chanté avec des mots différents d’un artiste à l’autre. C’est grâce à cela que les générations transmettent la musique, sans écoles ni conservatoires. Cependant, l’évolution actuelle du fado a permis de créer des expériences avec d’autres instruments tels que la basse, la contrebasse ou l’accordéon. Ce chant profond et mélancolique, accompagné par des guitares classiques et portugaises, touche forcément son auditeur au cœur.

Le fado de Lisbonne et celui de Coimbra

Le fado est unique, il vient du cœur de l’âme portugaise et il n’y a pas d’évaluation ni de distinction à faire entre ses différentes variations. Malgré tout, certains se risquent à distinguer le fado professionnel de l’amateur. Le premier est chanté par celui qui fait de sa voix son mode de vie. Ce genre est originaire des quartiers populaires de Lisbonne (Alfama, Mouraria, Bairro Alto). Les thèmes les plus chantés de ce fado sont les amours perdues, la tristesse de la condition humaine, la nostalgie des morts et les petites histoires du quotidien des quartiers typiques. Il s’agissait des thèmes autorisés sous le régime de Salazar. Les paroles en rapport avec des problèmes politiques ou sociaux, ou bien les textes revendicatifs, étaient bannis.

Le fado n’a pas pour seules origines la ville de Lisbonne : il existe un autre genre, celui de Coimbra, la ville des étudiants. Monumentale et moyenâgeuse, dominant le fleuve Mondego, la notoriété de la ville doit beaucoup à la tradition du fado local, interprété et chanté par des hommes, le plus souvent des étudiants qui suivent les cours de l’université. L’interprétation de ce fado implique une rigueur vestimentaire particulière avec le port d’un pantalon, d’une longue veste et d'une cape de couleur noire conférant encore plus de solennité au moment. La spécificité de ce fado réside dans son interprétation et les thèmes abordés. Tout comme le fado de Lisbonne, celui-ci va chercher ses thématiques dans les thèmes folkloriques, mais il n’a pas hésité à devenir un chant contestataire, critique à l’égard du pouvoir et des institutions, notamment face au régime répressif de Salazar, utilisant la métaphore pour dépasser la censure. En 1963, Adriano Correia de Oliveira, alors étudiant à Coimbra, va ainsi enregistrer Trova do vento que passa, qui deviendra un hymne du mouvement étudiant face au pouvoir. Musicalement, le fado de Coimbra est assez similaire à celui de Lisbonne, même s’il a aussi permis parfois l’apparition de nouvelles sonorités. La différence majeure réside dans les textes, plus littéraires et intellectuels. Le fado de Coimbra est intimement lié à la vie universitaire. On retrouve donc dans les thèmes abordés les préoccupations de ses auteurs : les premières amours, les problèmes de la jeunesse, les nuits à refaire le monde, les amours déçues, mais aussi les grands noms de la poésie portugaise. Ses interprètes chantent à l’orée de la nuit sur les places et dans les rues de la ville, lorsque le soleil diffuse ses derniers rayons sur les murs de la cité.  Vous les trouverez sur les marches du monastère Mosteiro de Santa Cruz, ou devant les églises de la ville. Le centre culturel Fado Ao Centro est un établissement à la programmation particulièrement soignée qui milite pour la défense de ce patrimoine culturel.

Maintenant les deux fados se rejoignent bien souvent, sombres tous les deux, mais avec le souci des poètes et des musiciens d’aujourd’hui de renouveler le genre. Le fado ancien cohabite avec le nouveau fado, toujours ancré à Lisbonne. Tout un peuple s’est réapproprié la magie du fado ancien, à la musique codifiée, aux textes populaires que l’on se passe de bar en bar.

Les maisons du fado, pénombre et chuchotements

Pour écouter du fado, il faut se rendre dans l’une de ses maisons, sans nécessairement vouloir entrer dans la première qui vous ouvre ses portes. Les maisons de fado se doivent d’avoir leurs caractéristiques propres : c’est un lieu où la musique doit pouvoir se vivre, un petit lieu intime où il doit aussi y avoir un échange entre les musiciens, le chanteur et le public. Pour retransmettre son atmosphère intimiste, le fado nécessite donc du calme, de la pénombre et de la sérénité. Ceci est valable pour le public, mais aussi et surtout pour l’interprète : c’est ce qu’explique Cristina Branco, l’une des fadistes modernes les plus reconnues. Et lorsque l’on parvient à s’introduire ainsi dans l’intimité du fado, en ce lieu secret où revit la mémoire d’une musique intemporelle, on peut alors pénétrer l’âme portugaise. On écoute, absorbé, accoudé à une table, laissant à l’imaginaire le soin de faire le reste. Les guitares font écho au silence, intervalle entre le temps de la vie et celui du rêve, alimenté par les voix. Laissez-vous donc bercer par ce magnifique chant portugais, l’une des dernières chansons urbaines d’Europe, dans une maison du fado ou dans un des bars dédiés dans les quartiers historiques de Lisbonne. À Lisbonne, Café LusoClube de Fado et Senhor Vinho sont des institutions. Dans un cadre typique aux arcs de pierre, vous y entendrez un fado de qualité qui varie selon l’humeur des professionnels présents. Les plus grands fadistes s’y sont produits et la nouvelle génération n’a rien à leur envier. Quelques adresses plus intimistes offrent des spectacles de qualité : Casa de Linhares ou encore Fado em Si. Pour trouver une expérience plus locale, rendez-vous à la Tasca do Jaime, un bistrot d’amis à l’espace confiné qui a conservé son âme ou à la Tasca do Chico, un endroit fréquenté par les Alfacinhas. Ici, si le rythme est entraînant, tout le monde se mettra à chanter. Et si les tapas ne sont pas les meilleures de la ville, l’intérêt du lieu est d’abord de pouvoir échanger des sourires et de la convivialité. Plus récemment, le fado est sorti des murs traditionnels et en fin d'après-midi vous pourrez l'écouter dans la Maison-Musée d'Amália où ont lieu régulièrement des concerts (Casa Museu Amália Rodrigues).

Et non, le fado, ce n’est pas dépassé et il y a une vie après Amália Rodrigues ! Après une période apparente d’abandon dans les années 1970 et 1980, le fado fait preuve d’une vitalité et d’un intérêt renouvelés, avec de nouveaux musiciens, compositeurs et chanteurs qui apparaissent chaque année. Son processus d’interaction avec d’autres traditions musicales lui a permis de retrouver une vitalité qui le réaffirme comme une tradition culturelle vivante. Si les profanes de Madredeus et la voix bouleversante de sa fantastique chanteuse Teresa Salgueiro ont fait connaître son excellente relecture « world » sur l’ensemble de la planète, Mafalda Arnauth, Carlos do Carmo, Camané, Carminho, Dulce Pontes, Anabela Duarte, Katia Guerreiro, Mísia, Ana Moura, Lula Pena, la très élégante Cristina Branco ou la fabuleuse Mariza redécouvrent et font renaître le genre avec une grâce certaine, tout en restant fidèles à la musique des maisons de fado et des tavernas, au sens de l’abandon que suppose le genre. Pour cette nouvelle génération d’artistes, leur place dans la tradition et leur apport au fado est une question cruciale, voire quelquefois obsessionnelle. Ils sont ainsi partagés entre leur identité artistique individuelle, nécessaire dans une société médiatisée et mondialisée, et leur responsabilité collective dans la conservation d’un patrimoine, qu’ils doivent continuer à faire vivre. Cette nouvelle génération d’artistes dépasse son ancrage local, se produisant sur les scènes nationales et internationales, mais désire aussi conserver une forte présence locale, là où leurs pairs leur accorderont la reconnaissance. Un répertoire commun relie ces fadistes, malgré des styles différents et des chemins distincts. Le répertoire du fado apparaît comme le fil rouge de cette pratique, partagé par des acteurs qui s’identifient comme « fadistes » à travers les espaces géographiques, des vieux quartiers de Lisbonne à la diffusion mondiale du genre, et à son évolution dans le temps, de la seconde moitié du XIXe siècle à aujourd’hui. Symbole de ce retour aux sources, Mariza, l’une des chanteuses de fado les plus célèbres, était revenue au fado traditionnel en 2010 avec l’album Fado Tradicional, replongeant aux sources du genre. Chaque année se déroule le festival Santa Casa Alfama, un festival de musique dédié aux mélodies traditionnelles portugaises, en plein cœur de Lisbonne. Durant deux journées, la vie du quartier d'Alfama est alors rythmée par les chanteurs de fado. Les amateurs investissent les rues et les places pour assister à une série de concerts et de musique live.

Et pour ceux qui s’intéressent à la genèse de cette musique, vous devez faire un détour au petit Musée du Fado de Lisbonne, également dans le quartier d’Alfama. La visite se révèle très instructive et didactique, grâce à l’audioguide. Le musée a réuni une collection de témoignages d’auteurs-interprètes, de compositeurs et de musiciens qui se racontent autour de la construction de l’histoire du fado. La collection d’instruments, d’affiches et de vinyles des années 1920 vaut vraiment le détour.

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