Des Romains au roman
Comme de nombreuses villes portugaises, Lisbonne s’est construite sur d’anciennes fondations romaines dont on peut apercevoir quelques vestiges, notamment au sous-sol de la Fundação Millennium, ou bien encore dans les galeries de la Rua da Prata. De la présence maure, en revanche, la capitale garde bien davantage de traces. D’abord dans son quartier de l’Alfama, nom dérivé de l’arabe al-hamma signifiant bain ou fontaine. En son centre, le château São Jorge domine la ville du haut de sa colline. Malgré son rôle défensif, il n’en reste pas moins majestueux et impressionne par ses remparts dotés de 11 tours. Les Maures l’avaient érigé au XIe siècle pour contrôler la ville. Aujourd’hui règne dans ce quartier une atmosphère pareille à celle des kasbahs, ces anciennes citadelles berbères. Au XIIe siècle, les Portugais entament leur campagne de reconquête et, pour asseoir le pouvoir de la chrétienté sur les Maures, la ville se dote d’une cathédrale, la Sé Patriarcal, superbe édifice roman dont on retiendra la grande nef centrale, la voûte en berceau et le cloître et ses rosaces.
Gothique et style manuélin
Grâce à de nouvelles techniques – arcs brisés, croisées d’ogives, arcs-boutants et contreforts latéraux –, le gothique permet de construire des édifices plus légers, plus hauts et plus lumineux. C’est à cette époque que la cathédrale se transforme en se dotant d’un nouveau cloître. Si la ville ne porte que peu de marques du premier gothique, elle renferme au contraire des chefs-d’œuvre de l’art manuélin que beaucoup qualifient de gothique tardif. Apparu au XIXe siècle, le terme manuélin désigne un style qui s’est développé aux XVe et XVIe siècles, sous le règne de Manuel Ier notamment. À cette époque, le royaume est à son apogée politique et économique et, grâce aux grandes découvertes, se nourrit d’influences venues des quatre coins du monde. Cette prospérité se traduit par un style à l’abondance décorative mêlant motifs maures, médiévaux et chrétiens, et évocations de la mer et de la nature. À Lisbonne, ses deux plus beaux représentants sont la Torre de Belém de Francisco Arruba, élégante malgré son rôle défensif et très largement inspirée de l’architecture arabe, dont celle de la mosquée de la Koutoubia à Marrakech, et bien sûr le superbe Mosteiro dos Jerónimos que l’on doit à l’architecte d’origine française Boytac, avec ses dentelles de pierre, ses colonnes où se côtoient feuilles de vigne et nœuds marins et ses arcades rappelant les moucharabiehs arabes permettant de voir sans être vu, synthèse harmonieuse de ce style profondément portugais.
De la Renaissance au baroque
De la première Renaissance et de sa recherche d’un idéal classique fait d’harmonie et de perfection des lignes et des proportions, nul grand témoin à Lisbonne. Mais nombreux sont ceux de la forme maniériste de cette Renaissance, style qui en conserve les codes classiques, mais qui rompt avec l’idéal d’harmonie pour privilégier des formes changeantes et mouvantes. À commencer par l’église São Vicente de Fora à la façade très travaillée que l’on doit à l’architecte toscan Filippo Terzi. Autre grand maniériste, Afonso Ávares à qui l’on doit l’église de São Roque, sorte de grande halle rectangulaire fortement inspirée par les jésuites alors en pleine lutte contre la Réforme protestante et qui cherchent à édifier et éduquer les croyants par le biais d’édifices aussi impressionnants que pragmatiques, où tout doit être fait pour attirer le regard des fidèles vers le prêtre. Au début du XVIIIe siècle, le royaume a gagné son indépendance face à l’Espagne, l’Inquisition recule et l’or et les pierres précieuses venus du Brésil coulent à flots. À cette nouvelle période d’opulence correspond une vague de mouvement et de théâtralité architecturale : c’est l’avènement du baroque, qui tire son nom du mot portugais barroco, désignant une perle de forme irrégulière. Ondulations, jeux d’ombre et de lumière, illusions d’optique et alternance des formes convexes et concaves, surabondance du décor qui trouve son apogée avec la talha dourada, technique de sculpture sur bois dorée à la feuille… : le baroque étonne et détonne. Parmi les grandes réalisations baroques à Lisbonne, on peut admirer le Palais national de Mafra, œuvre de l’Allemand Ludwig et du Hongrois Mardel, qui impressionne par sa sobre façade longue de 200 m qui contraste avec l’opulence de son décor intérieur ou bien encore la Basílica da Estrela, dernière grande église du genre.
C’est également à cette époque que la ville se dote d’un ouvrage aussi fascinant qu’étonnant : l’Aqueduc des Eaux Libres, dont la construction s’étale sur plus de 100 ans. C’est grâce à lui que l’eau potable pouvait être acheminée dans la ville. Il possède au total 127 arches et s’étend sur près de 18 km, mais sa partie la plus remarquable est celle enjambant la vallée de l’Alcantara avec sa volée de 35 arches dont la plus haute s’élève à plus de 60 m.
Du drame à la reconstruction
Le XVIIIe siècle à Lisbonne est marqué par l’effroyable séisme de 1755 qui ravagea une grande partie de la ville. Sebastião José de Carvahlo, marquis de Pombal, alors Premier ministre, se voit confier par le roi la charge de reconstruire la ville. Laïc, libéral et profondément imprégné de l’idéal des Lumières, le marquis propose une approche fonctionnelle et rationnelle de l’architecture et de l’urbanisme. Il abandonne les insalubres et dangereux dédales de ruelles au profit de larges avenues disposées selon un plan orthogonal ; quant aux édifices, ils sont tous identiques et leur absence d’outrance décorative, alors même que le rococo bat son plein, préfigure les canons du néoclassicisme très en vogue au siècle suivant : c’est ce qu’on appelle le style pombalin. Le quartier de la Baixa sera ainsi entièrement reconstruit selon ce plan, avec pour point d’orgue sa Praça do Comercio encadrée sur trois côtés d’arcades néoclassiques, avec des colonnades épurées et un impressionnant arc de triomphe. Pombal s’entoure d’ingénieurs militaires et d’architectes afin de s’assurer de la résistance des nouveaux édifices à d’éventuels nouveaux séismes, et surtout il lance la standardisation des matériaux pour construire plus vite et à moindre coût. C’est ainsi qu’en 1767 est créée la Fabrique royale de Faïence qui permet de produire à grande échelle des carreaux de faïence (azulejos) aux motifs simplifiés. C’est également à Pombal que l’on doit le pavage des rues, précurseur d’une pratique qui connaîtra son apogée au XIXe siècle : la calçada portuguesa, ou l’art d’assembler des pierres de calcaire blanc et de basalte noir afin de former des motifs inspirés de l’histoire et des richesses du pays. De superbes exemples sont à observer dans les quartiers du Rossio et du Chiado.
Du romantisme à la dictature
Au cours du XIXe siècle, le pays connaît de nombreux troubles qui bousculent son identité. Désireuses de retrouver leurs racines, aristocratie et bourgeoisie vont privilégier le revivalismo, sorte de vision romantique et idéalisée du passé national, teintée des influences étrangères, orientales surtout, glanées par les artistes-voyageurs portugais. C’est l’avènement des styles néo comme avec la Gare du Rossio et ses portes en forme de fer à cheval typiques du style néo-mauresque, ou avec le Teatro Nacional Dona Maria II dont la façade à péristyle néoclassique rappelle les temples gréco-romains. Autre apport de l’époque, celui des ingénieurs, qui vont contribuer à l’essor d’une architecture métallique avec des chefs-d’œuvre de génie civil tel l’ascenseur urbain de Santa Justa, unique exemple d’ascenseur permettant de relier les quartiers de la ville. Au siècle suivant, le Portugal vit sous le joug de Salazar et de sa dictature militaire, baptisée Estado Novo, qui utilise l’architecture comme arme de propagande. Les premières réalisations seront teintées de néoclassicisme, empruntant également beaucoup à l’Art déco et au Bauhaus. En 1940, Salazar organise une Exposition du Monde portugais où se mêlent à l’architecture moderne des décors populaires traditionnels et dont l’imposant Padrão dos Descobrimentos porte aujourd’hui encore la trace. Puis progressivement se met en place un style monumental dont la statue du Cristo Rei est le plus étonnant témoin. Salazar intervient aussi dans le tissu urbain de la ville et l’élargit vers le nord en mêlant les influences du style pombalin à celles des courants modernistes de l’époque et dote Lisbonne de son Ponte 25 de Abril (anciennement Ponte Salazar) qui impressionne par ses dimensions : 2 278 m de long avec un tablier suspendu à 70 m de haut soutenu par deux pylônes s’élevant à 190 m.
Lisbonne contemporaine
Les années 1980 vont marquer un tournant dans l’histoire de l’architecture de la ville. En 1988, le quartier du Chiado est ravagé par un terrible incendie et la ville perd quelques-uns de ses symboles comme le grand magasin Grandella ou le salon de thé Ferrari. Le cœur vibrant de la ville a cessé de battre. La reconstruction du quartier interroge sur la place à donner au patrimoine, qui deviendra le thème central de la campagne municipale de 1989. Alors que les Lisboètes ont encore bien du mal à apprécier les tours de bureaux du quartier d’Amoreiras que l’on doit à l’architecte Tomás Taveira, tous les regards sont tournés vers le Chiado. C’est sous les coups de crayon du maître Alvaro Siza Vieira que le quartier va renaître. L’architecte, particulièrement attaché au patrimoine de la ville, décide de sauvegarder les façades ou de les reconstituer à l’identique, en apportant la modernité uniquement en intérieur. Certains crieront à l’absence d’audace, mais cette vision soucieuse d’établir un lien entre passé et présent vaudra à son instigateur le prix Pritzker. Autre grand tournant pour la ville, l’Exposition universelle de 1998. L’idée maîtresse des organisateurs du projet est de ne surtout pas céder à la tentation de l’éphémère et d’entreprendre au contraire un vaste projet de reconquête de la ville. C’est une zone à l’est de la ville, sur les bords du Tage, qui est choisie. Cet ancien site industriel jusque-là négligé doit devenir un pôle urbain dynamique. Siza y construit le pavillon du Portugal, qui étonne par sa superbe et souple voilure de béton. Pour l’occasion, la ville se dote d’un nouveau pont, le gigantesque Pont Vasco de Gama qui, telle une caravelle, lance ses 192 haubans vers l’horizon. Santiaga Calatrava dessine la magnifique gare d’Oriente dont les fines colonnes blanches forment comme une oasis de palmiers. Et Peter Chermayeff imagine l’Oceanario, construit sur une étendue d’eau fermée et relié à l’accueil par un pont, il prend des allures d’île et de bateau prêt à naviguer, et porte haut le message de l’Expo 98 : Sauvegardons et protégeons nos océans. Le Parc des Nations, nom donné à cet espace transformé pour l’Exposition, est aujourd’hui encore au cœur des projets de transformation de la ville qui y développe des projets de mobilités non polluantes. Parmi les réalisations récentes et marquantes, notons également le Museu Nacional dos Coches, inauguré en 2015 et réalisé par un autre lauréat du Pritzker, le Brésilien Paulo Mendes da Rocha, et le Museu de Arte, Arquitetura e Tecnologia, imaginé par la Britannique Amanda Levete et qui impressionne par sa mise en valeur du patrimoine industriel (le musée englobe une ancienne centrale électrique) et ses innovations architecturales, tel ce toit ondulé sur lequel le visiteur peut déambuler. Récemment, Lisbonne a accueilli le forum annuel de l’Organisation mondiale du tourisme dont le thème se centrait sur Comment concilier croissance économique, inclusion sociale et durabilité environnementale. Une preuve de plus de l’engagement de la capitale pour repenser la ville en harmonie avec ses habitants, son patrimoine et l’environnement.
La capitale du design
Lisbonne est devenue l’une des grandes cités européennes du design. En 2009, la ville a d’ailleurs ouvert son Museu do Design e da Moda, où s’exposent les plus grands designers du pays, dont les célèbres Antonio Garcia et son design humaniste, et Eduardo Afonso Dias dont les ustensiles de cuisine produits en série ont fait la renommée. Les thématiques des expositions – « Comment prononcer design en portugais ? » ou bien encore « Design portugais, les formes d’une identité » – prouvent combien le design est considéré comme une composante essentielle de l’identité de la ville et du pays en général. Il faut dire que le design portugais se place dans une longue tradition de savoir-faire artisanaux et industriels. Longtemps les designers internationaux venaient faire fabriquer leurs objets par ses maîtres céramistes, verriers ou bien encore ébénistes, popularisant ainsi le made in Portugal. Puis progressivement est apparue une nouvelle génération de créateurs, désireux de repenser avec modernité les codes de cet artisanat traditionnel. À Lisbonne, vous pourrez prendre le pouls de cette jeune scène créative à la LX Factory, ancienne friche industrielle reconvertie en temple du design. Chaque année, à l’automne, la ville organise également une grande foire internationale du design. Et surtout lors de votre visite, ouvrez grand les yeux, vous apercevrez sûrement les formes arrondies de la mythique chaise Gonçalo à la terrasse d’un café, ou bien les insectes en métal peint, le best-seller de la marque Mambo Factory, qui propose un design frais, acidulé et sophistiqué. Enfin, s’il fallait retenir un nom, ce pourrait être celui de l’artiste Joana Vasconcelos qui travaille en étroite collaboration avec designers et artisans pour réaliser des œuvres colorées, vivantes et… inclassables !