L’Âge d’or
C’est à Lisbonne que serait né le Prince des poètes, peut-être en 1524 ou bien l’année suivante, éléments biographiques aussi imprécis que le fut sa vie, romanesque et pleine de zones d’ombre. Probablement étudiant à Coimbra, certainement soldat au Maroc d’où il revint borgne, Luís Vaz de Camões connut la prison et la liberté, celle des voyages qui le menèrent jusqu’à Goa, puis jusqu’à Macao, là où, se dit-il, dans une grotte il commença la rédaction des Lusiades. Ce célèbre poème épique, dont chaque Portugais connaît au moins quelques-uns des neuf mille vers, évoque le périple de Vasco de Gama et retrace les mythes fondateurs du Portugal. Une œuvre colossale qui vaut à son auteur d’être comparé à Dante et à Virgile, et qui fut publiée après bien des péripéties, dont un naufrage auquel elle échappa de justesse. Du destin agité de Luís Vaz de Camões reste une certitude : il s’éteignit en 1580, très exactement le 10 juin, date que son pays a retenue, en son hommage, pour célébrer la fête nationale. Moins connu pour son œuvre lyrique, pratiquement entièrement publiée après sa mort, le poète évoquait déjà ce sentiment que l’on a tant de mal à traduire, la saudade. C’est cette mélancolie indéfinissable, mais empreinte d’espoir, qui imprègne également le roman d’un autre Lisboète, Bernardim Ribeiro (1482-1552). Dans ses Mémoires d’une jeune fille triste, ou Livre des solitudes, il évoque la tragédie, sentimentale, ça va de soi. Son héroïne se rêve dans le destin de trois femmes dont on lui raconte les malheurs : se pourrait-il qu’il faille connaître le désamour pour ressentir ce qu’est l’amour ? Le lecteur pourra en juger par lui-même puisqu’une maison d’édition, Phébus, a offert une version française de ce texte fondateur en 2003. Du côté du théâtre, c’est Gil Vicente qui marque le siècle et la cour portugaise devant laquelle il joue ses pièces qui mêlent sa langue et le castillan qu’il maîtrise parfaitement. Sa vie est tout aussi mal documentée que celle de ses contemporains, ses lieu et date de naissance restent sujets à bien des hypothèses, toujours est-il que quarante-quatre de ses œuvres nous sont parvenues, notamment La Barque de l’enfer à découvrir aux éditions Chandeigne qui travaillent sans relâche à la transmission de la littérature lusophone. L’époque est aux grandes découvertes et Lisbonne un port qui voit s’élancer jusqu’à l’horizon de nombreux navires.
Des catastrophes à la naissance d’un mythe
Les années suivantes seront moins fastes. Sous domination espagnole puis sous le joug de l’Inquisition, le Portugal subit les influences extérieures puis les autodafés. En 1755, au matin du 1er novembre, la capitale est secouée par un terrible tremblement de terre qui détruit la quasi-totalité de la ville et tue plusieurs dizaines de milliers de personnes. La catastrophe influence la philosophie des Lumières et Voltaire lui consacre Le Poème sur le désastre de Lisbonne, puis y fera à nouveau référence dans Candide. À lire entre les lignes, une attaque contre Leibniz et une réflexion sur la relation qui unit Dieu aux hommes et, pour conséquence, le début d’une longue polémique qui l’opposera à Rousseau.
Presque un siècle plus tard, en 1854, Lisbonne assiste à la mort de João Baptista da Silva Leitão, plus connu sous le nom de vicomte de Almeida Garrett. Né à Porto en 1799, il est considéré comme l’un des premiers auteurs romantiques du pays, il œuvra aussi à la collecte des poésies portugaises de tradition orale. Qui aura la chance de lire son Voyages dans mon pays découvrira une vision culturelle et politique très personnelle de ce XIXe siècle qui célébra aussi, en 1888, la naissance d’un homme qui révolutionna l’histoire de la littérature mondiale. Pessoa, un drôle de nom qui signifie « personne », et dont il usa finalement peu durant sa vie d’écrivain, lui préférant des pseudonymes, ses « hétéronymes », comme autant de facettes d’une personnalité complexe et mystique. Bien qu’ayant vu le jour à Lisbonne, c’est en Afrique du Sud que le jeune garçon est élevé, ayant suivi sa mère qui, suite à son veuvage précoce, épouse le consul du Portugal à Durban. Fernando Pessoa y apprend l’anglais, mais revient dès 1905 sur sa terre natale qu’il ne quittera plus, arpentant sans fatigue les rues de sa ville. Dans le civil il deviendra traducteur indépendant, dans le privé il s’engage en littérature, d’abord par le biais d’un journal intime, débuté en 1908, puis par des poèmes, cinquante-deux seront réunis sous le titre The Mad Fidder, enfin, à travers la revue Orpheu qu’il fonde en 1915 avec Mário de Sá-Carneiro. L’accueil est plus que mitigé, le troisième numéro, pourtant imprimé, ne sera pas diffusé. Il s’essaye à l’édition, collabore à d’autres publications et fait paraître en 1934 Message. Il s’agit du seul ouvrage publié de son vivant et il sera couronné par le prix Antero de Quental que Pessoa refusera d’aller chercher, la cérémonie étant présidée par Salazar. Il meurt quelques mois plus tard, le 20 novembre 1935, dans un relatif anonymat. L’ouverture de sa célèbre malle, qui contient plus de 20 000 documents signés de plusieurs dizaines de pseudonymes, incite ses héritiers à faire paraître un discret fascicule au timide tirage, en guise d’hommage. Le succès est tel que les éditeurs demandent d’autres textes, et alors débute un rigoureux défrichage qui durera plusieurs décennies. Il faut, bien sûr, retenir Le Livre de l’Intranquillité que les éditions Bourgois ont fait retraduire en 2018 par Marie-Hélène Piwnik sous le titre Livre(s) de l’inquiétude. L’ouvrage comporte désormais, en plus des fragments de Bernardo Soares et de Vicente Guedes, ceux du baron de Teive. Mais l’œuvre de Pessoa est si dense, si multiple, parfois si contradictoire, que ce journal ne constitue qu’une porte d’entrée vers un incroyable labyrinthe dans lequel un Italien prit plaisir à se perdre.
Le renouveau
Il est impossible de parler de Lisbonne sans évoquer Antonio Tabucchi. Né près de Pise en 1925, fils d’un marchand de chevaux, c’est à Paris qu’il vient étudier la littérature et c’est là qu’il découvre en traduction Bureau de tabac, poème du cher Pessoa. Le choc est brutal, l’addiction immédiate. Tabucchi nourrira toute sa vie cette obsession littéraire, l’étendant au Portugal dont il fait sa seconde patrie, dont il apprend la langue, et auquel il rendra hommage dans Requiem en 1992. Il sera par ailleurs directeur de l’Institut culturel italien à Lisbonne de 1987 à 1990, journaliste, professeur, se partageant entre plusieurs villes en véritable Européen. L’homme, qui nous a quittés en 2012 des suites d’un cancer, est par ailleurs l’auteur de Nocturne indien (prix Médicis étranger 1987), retraduit par Bernard Comment en 2015 pour Gallimard, plongée hallucinée et onirique dans le sous-continent, et de Pereira prétend, livre politique et emblématique de la résistance à la censure et au fascisme. Le style de Tabucchi est d’une beauté enchanteresse, quelle que soit la langue dans laquelle il choisit d’écrire.
Novateur, José Saramago l’est également, et totalement indispensable, lui qui fut le premier écrivain portugais à recevoir, en 1998, le prestigieux prix Nobel de littérature. Ses origines ne le destinaient pourtant pas à être couronné d’une telle consécration. Né dans une modeste famille, il doit s’orienter très tôt vers un apprentissage et se décide à devenir serrurier. Exerçant divers métiers, il se consacre finalement à l’édition, puis au journalisme, et publie dans le même temps un premier roman en 1947, Terre du péché, sans grand succès, ce que démontre la difficulté qu’il a à faire paraître son recueil de poèmes, Os Poemas possiveis, qui ne s’offre au public qu’en 1966. L’homme se voue à la politique, rejoint le Parti communiste en 1969, participe à la révolution des Œillets en 1974. Quand le pouvoir change de camp, le couperet tombe : il est licencié du poste important qu’il occupait au Diaro des Noticias. C'est peut-être une chance, celle de revenir à la littérature, et c’est ce à quoi il va s’activer sans relâche, livrant une trentaine d’œuvres dont nous retiendrons Le Dieu Manchot (1982), L’Aveuglement (1995) et encore La Lucidité (2004) ou La Lucarne (2011). Saramago a pour particularité d’expérimenter un style qui lui est propre, ses textes denses ne laissent pas de place aux dialogues et s’amusent des contraintes de la ponctuation. Ses histoires, quant à elles, tiennent parfois du mythe, mais explorent surtout une sorte d’exagération jouissive : qu’adviendrait-il si 80 % des inscrits sur les listes électorales décidaient de voter blanc ou si la quasi-totalité de la population devenait soudainement aveugle ? Dans L’Année de la mort de Ricardo Reis, l’auteur ressuscite l’un des hétéronymes de Pessoa, et imagine son retour à Lisbonne après la fin de son exil au Brésil, en quelque sorte un hommage du Maître au Maître.
Son contemporain, António Lobo Antunes, né dans les faubourgs lisboètes en 1942, possède aussi une plume aiguisée qu’il n’hésite pas à dresser contre les institutions politiques et leurs compromissions. Principalement publié en France aux éditions Bourgois, sa langue aux circonvolutions arabesques est restituée avec talent par son traducteur Carlos Batista. S’il évoque sa ville natale, sa vie et ses désenchantements dans Traité des passions de l’âme, L’Ordre naturel des choses et La Mort de Carlos Gardel, le lecteur pourra s’offrir aussi le plaisir de sa révérence à Fellini dans Explication des oiseaux. António Lobo Antunes, dont le travail est salué et tout autant étudié, s’est vu décerner de nombreux prix littéraires, notamment le Camões en 2007, et la boucle est bouclée.