Un port ancré dans la mythologie
A la pointe nord de l’Afrique, Tanger marque la fin d’un monde et le début d’un nouveau. La ville opère comme un véritable trait d’union entre la mer Méditerranée et l’océan Atlantique, entre l’Europe et l’Afrique. Sa position stratégique aux confins des mondes a généré son histoire mouvementée, l’a soumise à toutes les influences civilisationnelles, a façonné son ouverture d’esprit. Entre terre et mer, la ville puise sa source dans les grands récits mythologiques. Tanger serait la première terre découverte par Noé après le déluge. En apercevant le rivage de cette baie alanguie entre le cap Spartel et celui de Malabata, le patriarche se serait écrié « Tine ja », la terre est venue !. Les Grecs aussi s’attribuent la paternité de la ville. Le géant Antée, fils de Poséidon (dieu de la Mer) et de Gaïa (déesse de la Terre), aurait fondé la ville pour rendre hommage à sa femme Tingis. Ce titan cruel défiait tous les voyageurs qui venaient à passer par là à la lutte. Toujours vainqueur, il tuait ses adversaires et récupérait leur crâne en guise de trophée. Jusqu’à ce qu’Héraclès, l’homme aux douze travaux, ne remporte le défi alors qu’il était en chemin pour le jardin des Hespérides. Antée reposerait au Cromlech de M’soura, l’étonnant site mégalithique situé dans les environs d’Asilah. Plus prosaïquement, il semblerait que la ville fut fondée par les Phéniciens, ce grand peuple de navigateurs et de marchands. Deux petites nécropoles remontant au IVe siècle av. J.-C. attestent de leur présence et font face à la mer. A cette époque, les Phéniciens cabotent à travers la Méditerranée et installent des comptoirs de commerce aux quatre coins du bassin. Marins émérites, ils étaient les seuls à oser franchir les terribles Colonnes d’Hercule qui désignaient le détroit de Gibraltar. Tingi devient une escale quasi obligatoire pour ceux qui partent explorer l’Afrique par la mer ou ravitailler ses comptoirs sur la côte marocaine. Le Carthaginois Hannon a relaté son entreprise qui l’a menée jusqu’au Cameroun vers 500 av. J.-C., avant de rebrousser chemin. Il existe une version grecque du « Récit du voyage du roi des Carthaginois Hannon autour des contrées qui sont au-delà des Colonnes d’Hercule ». Si les Carthaginois ne possédaient pas encore le sens du titre, ils possédaient suffisamment de courage et de compétences marines pour entreprendre des explorations risquées. Le sort de Tanger est intimement lié à celui des super-puissances qui s’affrontent sur le pourtour du bassin méditerranéen. Les Romains succèdent aux Carthaginois au IIe siècle av. J.-C., puis les Arabes conquièrent le nord de l’Afrique neuf siècles plus tard. Tanger passe aux mains des Berbères. Au XIVe siècle, Tanger est, au même titre que Barcelone, Gênes, Venise ou Marseille, l’un des ports de commerce majeurs en Méditerranée occidentale. La ville exporte à foison des articles de cuir, de la laine, des tapis et surtout, du sucre qui à l’époque s’échange à parité avec le marbre. Tanger excite la convoitise des Portugais qui s’en emparent au XVe siècle. S’ils décident de fortifier la cité afin de mieux se défendre, ils ne développent pas le port, qui à cette époque, n’est qu’un quai aménagé accueillant barques et bateaux à faible tirant d’eau. Les gros navires mouillent au large.
La naissance du port de Tanger
Il faut attendre l’arrivée des Anglais pour que Tanger devienne une véritable cité portuaire. Le 23 juin 1661, l’Infante de Bragance épouse le roi Charles II d’Angleterre. Sa dot comprend la ville de Tanger. Cette prise pacifique n’empêche pas les Anglais de mettre la ville à sac lorsqu’ils y débarquent en 1662. Ils chassent les Portugais de la ville et détruisent les édifices religieux. Les églises catholiques deviennent églises anglicanes, les fortifications sont renforcées et surtout un long môle est construit dans la rade. Charles II souhaite que Tanger devienne « la place la plus importante du roi dans le monde ». La jetée longue de 225 mètres permet aux navires d’accoster plus facilement et dessine les prémisses d’un port destiné à attirer les échanges commerciaux internationaux. Une charte accordant tous les privilèges à la ville vient renforcer cette volonté de développement commercial. Tanger bénéficie d’une liberté totale du commerce, des religions ou de l’immigration. En 1668, la ville compte 3 000 habitants, dont la moitié de militaires. Mais une mauvaise administration de la ville et les attaques incessantes des Arabes contrecarrent les rêves de domination commerciale britannique sur le bassin méditerranéen. En 1684, de guerre lasse, les Anglais fuient la ville en prenant soin de miner les fortifications et le môle. La prise de Tanger par les Alaouites va plonger la ville dans un grand sommeil jusqu’au XXe siècle. En 1897, le tout premier débarcadère en bois de Tanger est construit. Cette innovation permet de relancer le trafic de marchandises et de passagers. Quelques années plus tard, le port se dote d’une jetée pour les embarcations de plus petites dimensions. Cette jetée de 340 mètres de long permettait de créer un bassin protégé de la houle soufflant du nord-ouest. A partir de 1921, il est donné en concession à une société chargée de construire, d’exploiter et de développer le port. La dynamique est lancée et le port de Tanger grossit. La Société du Port de Tanger construit notamment un brise-lames, une traverse intermédiaire, un terre-plein qui sert d’entrepôt de charbon pour les navires à vapeur. Les échanges commerciaux, de fret et de passagers vont croissants. A la fin du XXe siècle, le port de Tanger-Ville se retrouve à l’étroit. Un nouveau port de commerce s’établit à 40 km à l’est, aux portes de Ceuta, le Tanger Med. Le port de Tanger-Ville bénéficie d’un nouveau plan de développement en 2010. Il vise à faire de Tanger un port de tourisme de croisière et de plaisance de premier plan en Méditerranée.
Le projet Tanja Marina Bay International
Il a fallu 10 ans pour donner un nouveau visage portuaire à la ville de Tanger. Des îlots artificiels ont permis de dessiner deux bassins servant à abriter les bateaux de plaisance. La marina offre désormais un catalogue très complet de services aux plaisanciers : accastillage, hivernage, carénage, réparations, mais aussi une zone d’animations comprenant des bars et restaurants. Un quai de croisière permet aux immenses paquebots d’appareiller. C’est aussi là qu’accostent les ferries en provenance ou à destination de Tarifa, Barcelone, Gênes et Sète. Par conséquent, l’ancienne gare maritime a été entièrement repensée. Elle comprend les services de douanes et d’immigration, un duty-free et des halls d’accueil pour les croisiéristes et les passagers de ferries. Le gouvernement marocain a bien compris que pour faire de Tanger une destination touristique attractive il ne suffisait pas de se doter de capacités d’accueil modernisées. La ville a subi un lifting, notamment ses fortifications et ses portes qui ont été rénovées, ainsi que les espaces publics entre port et kasbah. Les bastions, terrasses et escaliers de la muraille de la vieille ville sont ainsi devenus des lieux de promenades prisés des Tangérois en fin de journée. Enfin, Tanger serait amputée d’une partie de son identité sans son port de pêche. Celui-ci a également été intégralement refait. Doté d’infrastructures et d’équipements dernier cri, il répond désormais aux besoins spécifiques de chaque filière de pêche : artisanale, côtière ou hauturière. Fabrique de glace et entrepôts frigorifiques permettent de conserver les déchargements avant qu’ils ne soient acheminés vers le marché de gros aux poissons inauguré en octobre 2020. Au total, le port de Tanger occupe une surface de 160 hectares, dont 76 hectares de bassins. Le trafic des passagers a augmenté de 48 % entre 2012 et 2019, ce qui laisse à penser que le redéveloppement du port de Tanger-Ville était nécessaire.
Tanger Med, le géant portuaire
Fondée par un peuple de grands navigateurs et marchands, les Phéniciens, Tanger la multimillénaire ne s’est jamais départie de sa destinée commerciale. En 2007, la ville se dote d’un nouveau port industriel, installé aux portes de l’enclave espagnole de Ceuta, là où le détroit de Gibraltar se resserre. Le port est idéalement situé sur la route maritime entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord. Agrandi en 2019, ce port gigantesque occupe 1 000 hectares et peut accueillir et traiter 9 millions de conteneurs par an. Outre les 4 terminaux à conteneurs, 8 postes à quai permettent de débarquer jusqu’à 7 millions de passagers par an. Avec des liaisons assurées vers Algesiras, les Baléares, Savone (Italie) ou Gibraltar, le port de ferries ne fonctionne qu’à 10 % de sa capacité à l’heure actuelle. Une gare reliée à Tanger permet de gagner la ville en moins d’une heure et un service de bus directs permet de drainer le flot de passagers. Des services dédiés accompagnent la prise en charge des passagers : police et douanes, boutiques, restauration, mais aussi infirmerie et hôtel. Afin d’assurer un trafic important, le port de Tanger a réussi à attirer 1 000 entreprises dans son giron en créant une zone franche. Opérant dans divers secteurs industriels comprenant l’automobile, le textile, l’agroalimentaire, la logistique ou l’aéronautique, ce sont 8 milliards d’euros de volume d’affaires annuel qui transitent par Tanger Med. On peut citer le groupe Renault qui a choisi la région de Tanger pour inaugurer une usine de production en 2012. Il sort de sa chaîne de montage plus de 300 000 véhicules par an destinés à l’export. La plus grande usine de construction automobile d’Afrique a attiré dans son sillage un nombre important de sous-traitants. Cette implantation se répercute nécessairement sur le port de Tanger. Du coup, il s’est doté d’une zone de stockage où peuvent transiter 1 million de véhicules par an. Plus qu’un port, Tanger Med est conçu comme un projet industriel destiné à assurer un développement économique au nord du Maroc. D’autres grands groupes industriels européens ont rejoint la partie, comme Fiat, Bosch, Siemens ou Decathlon. Le gouvernement marocain a ainsi créé le plus grand port d’Afrique autour de deux axes stratégiques : un havre de transit et de ravitaillement sur la route Asie-Amérique et une zone d’export de biens manufacturés ou agroalimentaires vers l’Europe. Le port de Tanger Med a été inauguré en grande pompe par le prince héritier Moulay El Hassan en juin 2019.
En repensant et renouvelant l’intégralité de ses structures portuaires, Tanger perpétue sa tradition de cité ouverte sur la mer et sur le monde et projette son ambition commerciale bien au-delà du bassin méditerranéen. Porte d’entrée de l’Afrique, la ville se fait aussi l’ambassadrice d’un Maroc tourné vers l’avenir et la modernité, mais qui sait valoriser son patrimoine et son cachet.