La tradition orale
Tandis que la région qui nous intéresse a connu une histoire qui s’est souvent démarquée de celle du Maroc, sa littérature a suivi le chemin plus classique qui mène de la tradition orale à l’écriture. Avant même d’en être la source, Tanger en fut l’objet, n’a-t-elle pas selon la Mythologie grecque été fondée par Antée – fils de Poséidon et de Gaïa – qui avec les crânes des voyageurs auquel il s’attaquait voulait ériger un temple à la gloire de son père ? Plus tendre, il offrit à sa femme, Tinga, les jardins des Hespérides où poussaient des fruits d’or, objets de convoitise d’un certain Héraclès – Hercule pour les Romains –, ce qui suscita la colère du propriétaire. C’est de leur lutte que serait né le Détroit de Gibraltar, d’un coup de sabre malencontreux… Tanger reviendra encore lorsqu’il sera question d’Ulysse, par la voix du poète Homère, puisque c’est ici qu’aurait vécu le cyclope Polyphème, lui aussi fils de Poséidon, qui rappelons-le fut vaincu en y perdant la vue. Platon, enfin, situera l’Atlantide à quelques encablures, une piste que n’excluent toujours pas certains archéologues…
Mais les Tangérois développèrent leur propre mythologie, ils relient ainsi la création de leur ville à Noé. Alors que celui-ci naviguait, résigné, dans cette mer sans fin d’après déluge, une colombe se posa sur l’arche. Sur ses pattes, de la terre, ce qui réveilla l’espoir et fit crier au capitaine « Tin jâa ! » (« Terre ! »). Cette légende se joue des langues, car il n’est bien sûr pas dit que Noé maîtrisait l’arabe, par contre « Tanja » signifie « marécage » dans le parler des Berbères, ce qui accréditerait une occupation très ancienne du territoire par les Libyens (ou Libyques), leurs ancêtres. C’est d’ailleurs dans une autre langue berbère, le rifain – qui comme son nom l’indique est affiliée au Rif – que va se propager durant des siècles la tradition orale. Preuve de sa pérennité, un événement majeur – mais relativement récent puisqu’il s’est déroulé en 1921 – a servi d’inspiration à une œuvre incontournable : Dhar Ubarran, poème chanté de plus de 160 vers composé pour raconter la bataille éponyme. Jamais retranscrit, il se transmit de bouche à oreille, généralement en musique et toujours galvanisé par le talent des imedyazen itinérants. Comme l’ensemble du patrimoine amazigh, cette pratique tend à disparaître bien que d’aucuns essayent de la faire perdurer en organisant des festivals. Il faut dire que le rôle de ces artistes fut prépondérant durant des siècles puisqu’ils occupaient une fonction sociale fondamentale, assurant grâce à leur répertoire plusieurs rôles, de la pédagogie au divertissement en passant par la politique et pourquoi pas la philosophie. Qui s’intéressera à la question pourra se procurer La Littérature rifaine : de la tradition orale à aujourd’hui publié en 2019 par Hassan Banhakeia aux éditions L’Harmattan.
Les premiers visiteurs
Si l’oralité reste le support privilégié des Tangérois jusqu’au XXe, cela n’empêche pas des écrivains étrangers de commencer à écrire sur leur ville, et cela déjà deux siècles – au moins ! – auparavant. C’est ainsi que le Polonais Jan Potocki (1761-1815) – qui n’est pas encore l’auteur que l’on connaît du célèbre Manuscrit à Saragosse écrit en français – affûte sa plume dans de somptueux récits de voyage en s’offrant notamment un périple autour de la Méditerranée. Il fera bien sûr halte à Tanger, ce qu’il relatera dans La Cour du Maroc paru en 1792 (éditions Magellan & Cie). À peine un siècle plus tard, en 1862, Hans Christian Andersen, que l’on connaît pour ses contes bien qu’il fût également dramaturge, entreprend son second voyage dans cette partie du monde : le premier l’avait amené vingt ans auparavant à Constantinople, guidé dit-on par sa fascination pour Les Contes des Mille et une nuits que son père lui racontait enfant. Cette fois, il se rend à Tanger : logé par Drummond Hay, le Consul danois, il est même invité à rencontrer le Pacha. Il s’attardera une semaine, happé par le ballet des caravanes et la beauté des orangeraies, ramenant en souvenir un piquant de porc-épic qu’il utilisera en guise de porte-plume pour consigner quelques anecdotes forcément enchantées. En ce XIXe siècle, le rythme des visites s’accélère. Qu’ils soient Britanniques comme George Borrow (1803-1881), Américains (Mark Twain), Russes (Vassili Botkine), Italiens (Edmondo De Amicis), Suisses (Charles Didier) ou Français – Alexandre Dumas et Pierre Loti (Au Maroc, éditions Omnia), pour ne citer qu’eux deux –, tous s’offrent une escale bienvenue en ce lieu déjà devenu incontournable. Certains demeurent plus longtemps que d’autres, comme la famille d’Elisa Chimenti, née à Naples en 1883, qui s’installe à la toute fin du siècle. Son père deviendra le médecin du Sultan Hassan Ier, elle sera pour sa part enseignante, journaliste et auteure, ne cessant de s’investir et de s’inspirer de sa ville d’adoption qu’elle chérira jusqu’à son dernier souffle en 1969. Son œuvre se découvre en français – sa langue d’écriture de prédilection – aux éditions du Sirocco (Anthologie : légendes marocaines) ou au format numérique aux éditions du Scorpion (Au cœur du Harem).
Pio Baroja, Rubén Darío, Samuel Beckett, Antoine de Saint-Exupéry, Henri Amic, Henry de Montherlant… Le nouveau siècle n’a pas encore trente ans qu’il a déjà vu défiler nombre de visiteurs émérites et assisté à la naissance d’un futur grand auteur hispanophone, Ángel Vázquez (1929-1980). Bien qu’il ait été couronné par le Prix Planeta pour son premier roman (Se enciende y se apaga una luz, 1962), celui-ci n’a que très peu publié : un exil contraint en Espagne, pays de ses origines où il ne trouva jamais sa place et déplora d’avoir quitté l’ambiance cosmopolite de Tanger, le plongea dans l’alcoolisme et la misère. Il ne survécut pas à la nuit où il décida de brûler ses manuscrits, une crise cardiaque mit fin à ses souffrances et lui octroya sa réputation d’écrivain maudit.
De la Beat Generation à aujourd’hui
Si Vázquez ne se remit jamais d’avoir quitté Tanger, la ville se fit refuge pour le petit Mohamed Choukri (1935-2008) qui avait fui son petit village du Rif et la violence de son père pour embrasser une vie non moins dangereuse d’enfant des rues. Ces turpitudes le mèneront en prison à 20 ans, c’est là qu’il apprendra à lire et à écrire, et que se dessinera – sans qu’il ne le sache alors – sa future carrière d’écrivain. L’œuvre qui le fera connaître est tirée de ce parcours hors du commun : Le Pain nu est depuis 1982 sans cesse réédité – bien que le gouvernement ait tenté de le faire censurer peu après sa parution à cause des références à la sexualité et à l’usage de drogues –, il se découvre aujourd’hui en traduction française aux éditions Points comme Le Temps des erreurs. D’une année son cadet, Mohammed Mrabet connut lui aussi intimement Tanger, mais c’est pour la tradition orale qu’il se passionna tout en cultivant ses talents picturaux. Ses ouvrages (L’Amour pour quelques cheveux chez Gallimard, M’Hashish chez City Lights, mythique éditeur de San Francisco) et autres recueils de contes du folklore n’auraient sans doute pas existé sans l’intervention de Paul Bowles qui lui servit de traducteur, mission qu’il accomplit également pour Mohamed Choukri. En effet, depuis 1947 l’Américain vivait à temps plein à Tanger, ville qu’il visitait régulièrement depuis les années 30 – sur les bons conseils de Gertrude Stein – et où sa femme, Jane Auer, également auteure, vint le rejoindre deux ans plus tard. Le couple ne passait pas inaperçu à Tanger, il prit vite ses habitudes au Café Hafa et au salon de thé Madame Porte. Surtout, il recevait beaucoup, même si leur logement situé derrière le consulat américain était bien moins avenant que la maison de la falaise où Bowles écrivit La Jungle rouge. Parmi leurs prestigieux invités se compteront Truman Capote, Tennessee Williams et Gore Vidal qui ne ratait jamais une occasion de s’affranchir de son Amérique natale et de son puritanisme, ce qu’il racontera sans fard dans Palimpseste (éditions Points). Surtout, le couple quasi mythique ouvrit la voie tangéroise aux membres de la Beat Generation dont William Burroughs qui, en ce milieu des années 50, n’était pas vraiment au meilleur de sa forme. Après un mois passé à fixer ses chaussures, il décidera d’en finir avec la drogue – il entamera effectivement une première cure de désintoxication en 1956 – mais il commencera surtout à écrire. La chambre N° 9 du Muniria le verra alors se lancer dans un projet fou appelé à devenir Le Festin nu, titre définitif trouvé en 1957 par Jack Kerouac qui à son tour séjournera dans l’hôtel, avant qu’Allen Ginsberg et son ami Peter Orlovsky ne finissent par les y rejoindre.
Tanger connut certainement quelques heures scandaleuses, c’est pourtant un Jean Genet moins sulfureux qu’à son habitude qu’elle vit débarquer au début des années 70. A soixante ans passés, l’auteur de Notre-Dame-des-Fleurs, de Querelle de Brest et du Journal d’un voleur n’écrivait plus et ne semblait pas enclin à se laisser convaincre de s’y remettre, en mettant ses pas dans ceux de ses concitoyens qui l’avaient précédé, que ce soit Paul Morand (Hécate et ses chiens) ou Joseph Kessel (Au Grand Socco). A dire vrai, Genet dormait beaucoup, abruti par les somnifères, et ne quittait guère El Minzah où il logeait que pour se rendre à la Librairie des Colonnes… Tahar Ben Jelloun – Prix Goncourt pour La Nuit sacrée – le convoquera tout de même dans au moins deux de ses textes – Beckett et Genet, un thé à Tanger et Jean Genet, menteur sublime. L’auteur franco-marocain écrira aussi Jour de silence à Tanger car, bien qu’il n’en soit pas natif, il vécut dans la ville ses années de lycée avant son départ pour la France. Si la magie s’était quelque peu évaporée – impression que ne pouvait que confirmer ce roman –, la littérature s’était toutefois enracinée, portée par des écrivains natifs tels que Lotfi Akalay (1943-2019) qui, après avoir été journaliste pour Al Bayane et Femmes du Maroc, publia Les Nuits d’Azed au Seuil en 1996. Un beau succès traduit en plusieurs langues et bientôt suivi par Ibn Battouta, Prince des Voyageurs (éditions Le Fennec), une biographie du célèbre explorateur berbère, lui aussi né à Tanger au tout début du XIVe siècle.