Grâce et disgrâce
Qui s’essaierait à trouver un point commun entre quelques-unes des premières œuvres ligures pointerait certainement du doigt l’amour inconditionnel pour Gênes. Ainsi, la ville inspira à Calfaro di Rustico da Caschifellone (env.1080-1164) des Annales vantant l’ardeur des Génois lors de la première croisade et anticipant la puissance qu’allait acquérir la République de Ligure. Deux siècles plus tard, Jacques de Voragine (env. 1228-1298) – également connu pour ses vies de saints regroupées dans La Légende dorée – lui consacrera des Chroniques, et c’est certainement peu après que commença à écrire un homme dont on sait peu de choses, d’où son surnom du « Génois anonyme ». De lui reste une grande production regroupée dans le Codex Molfino (du nom de celui qui l’a découvert en 1821), qui constitue par ailleurs la plus ancienne œuvre rédigée, du moins en partie, en ligure. Après qu'Agostino Giustiniani (1470-1536) eut cartographié pour la première fois sa région natale dans sa Descrittione della Lyguria parue en 1537, Paolo Foglietta (1520-1596) s’empara lui aussi du thème cher à ses prédécesseurs… pour mieux en dresser un contre-portrait impitoyable ! D’après le poète, la cité avait en effet cédé au mercantilisme et s’était dénaturée dans cette quête effrénée du profit, même la langue vernaculaire – dont il usait pourtant – avait perdu de son charme en intégrant beaucoup trop de mots d’origine toscane…
Le débat en resta là durant un siècle. Au cours de celui-ci, tout de même, le Ventimigliesi Angelico Aprosio (1607-1681) créa la première bibliothèque publique de Ligurie, et le Génois Anton Giulio Brignole Sale (1605-1662) s’adonna avec brio au baroque et à la comédie (Li Comici schiavi). Puis arriva Stefano De Franchi, dit Steva (1714-1785), qui défendit âprement le charme du ligure dans Ro stampao a ri prouve e boin zeneixi che lezeran, tout en reconnaissant, éventuellement, un certain manque de vocabulaire qui ne constituait pas totalement à son sens un véritable handicap. Mais déjà s’annonçait l’heure du Risorgimento, cette résurrection italienne synonyme d’unification, à laquelle prendra part Giovanni Ruffini, né à Gênes en 1807 et mort à Taggia en 1881. Son soutien au républicain Mazzini lui coûtera un long exil qui se ressentira aussi dans ses écrits puisque deux de ses œuvres les plus célèbres – Lorenzo Benoni, au fort accent autobiographique, et Il Dottor Antonio qui sera adapté au cinéma – ont été rédigées en anglais avant d’être traduites en italien. Goffredo Mameli, mort à 21 ans en 1849, sera à son tour associé au grand mouvement patriotique. Bien que sa vie ait été courte, il eut le temps de signer les paroles de l’hymne national : Le Chant des Italiens (1847).Fin et début de siècle
La seconde partie du XIXe siècle s’annoncera plutôt heureuse pour la littérature ligure : le Génois Federico Donaver (1861-1915) s’attellera à décrire sa ville avec précision et amour dans ses nombreux ouvrages, dont des manuels scolaires, tandis que le Savonesi Giuseppe Cava (1870-1940) portera la langue vernaculaire avec une telle grâce qu’il gagnera une postérité internationale, notamment pour In to remoin. Ceccardo Roccatagliata Ceccardi (1871-1919) se fera lyrique quand il évoquera la splendeur des paysages de sa province dans sa poésie (Apua Mater, Viandante, Libro dei frammenti), suscitant l’admiration des deux illustres écrivains qu’il influencera : Camillo Sbarbaro (1888-1967) et Eugenio Montale (1896-1981). Le premier se découvre en français aux éditions Clémence Hiver avec Copeaux et Pianissimo : rémanences. S’il reste malgré tout assez confidentiel de notre côté de la frontière, il ne faut pas douter que sa réputation lui a survécu. Le second, Eugenio Montale, est par contre bien connu, d’autant plus qu’il obtint le prix Nobel de littérature en 1975. Autodidacte et lecture boulimique, son œuvre est à son image, et à celle de sa terre : peu bavarde (quelques volumes qui se comptent sur les doigts des deux mains), mais essentielle. Elle a été traduite par Verdier sous le titre Papillon de Dinard qui contient également La Maison aux deux palmiers, une bonne façon d’appréhender tous les sujets chers à l’auteur, de ses souvenirs d’enfance à ses inquiétudes vis-à-vis de la montée du fascisme… Cette belle maison d’édition offre également à lire, avec Le Gel du matin, Giorgio Caproni qui n’était pas natif de la région mais lui était intimement lié, tout comme le sera Italo Calvino, né en 1923 à Cuba. Il paraît effectivement impensable de ne pas mentionner ce grand écrivain car il fit de la Ligurie la toile de fond de son premier roman, Le Sentier des nids d’araignées (1947), qui évoquait la Seconde Guerre mondiale et la résistance italienne à laquelle il avait appartenu, puis de l’un de ses immenses succès, Le Baron perché. Son cadet de deux ans, Cesare Vivaldi, natif d’Imperia, rejoindra pour sa part le mouvement d’avant-garde Gruppo 63 où il retrouvera le Génois Edoardo Sanguineti (1930-2010). Tous deux furent prolixes mais seul le second est traduit dans notre langue : Cahier de brouillon et L’Amour des trois oranges, par exemple, se découvrent chez Nous. Si les auteurs s’ingénient à distordre la langue, ils se permettent aussi d’explorer d’autres voies, voire d’autres arts, comme Giovan Battista Carpi qui fera carrière dans la bande dessinée. Engagé par Disney, il dessinera de nombreuses histoires prenant Donald comme héros, s’amusant à réaliser des parodies – telles que celle des Misérables – qui le firent connaître… et reconnaître !
En littérature, l’homme aux mille vies que fut Francesco Biamonti (1928-2001) laissa derrière lui une œuvre bouleversante et troublante, débutée en 1983 avec L’Ange d’Avrigue (Verdier, 1990) qui sans nulle autre pareille campait une Ligurie âpre et sauvage. À travers les yeux du protagoniste, drogué et au seuil de la mort, le paysage autrefois réconfortant devient menaçant. L’errance sera à nouveau au cœur d’un second roman à se procurer chez Seuil : Les Paroles la nuit. Pour conclure, il ne faudra pas manquer de citer Paolo Villagio, acteur et écrivain très populaire grâce au personnage comique d’Ugo Fantozzi qu’il a créé avant de l’interpréter, et Bruno Morchio, également Génois, auteur d’une série de romans noirs qui eut un grand écho. Enfin, Maurizio Maggiani, qui vit le jour en 1951 à Castelnuovo Magra, a été couronné par le prestigieux Prix Strega. Trois de ses titres ont pour l’heure été traduits par les éditions Actes Sud : Treize variations sur l’amour en 2004, Le Voyageur nocturne en 2006 et Le Courage du rouge-gorge en 2009.