L’arrivée du cacao à Turin
Avant la découverte du Nouveau Monde par les Espagnols à la fin du XVe siècle, les seuls peuples qui consommaient du cacao étaient les Olmèques, les Mayas et les Aztèques. Et il était déjà un produit rare, recherché, et même auréolé de vertus quasi magiques. Car le cacaoyer est un arbre très difficile à cultiver : il met des années à produire des fruits, n’en donne d’ailleurs pas tous les ans, nécessite un climat à la fois chaud et humide, et craint plus que tout le soleil. Et la transformation du fruit en produit consommable n’est pas une mince affaire : il faut extraire les graines du fruit (30 à 50 graines par fruit), les laisser fermenter et sécher, puis les torréfier, les moudre afin d’obtenir une poudre qu’il est encore nécessaire d’aromatiser pour la rendre agréable au palais. Les peuples d’Amérique centrale parfumaient généralement cette boisson avec du piment, ce qui explique certainement pourquoi Christophe Colomb a détesté le cacao lorsqu’il le goûta pour la première fois en 1502 ! Il estima donc qu’il n’était pas intéressant d’en ramener en Europe... Quelques années plus tard, en 1519, Hernán Cortés, autre célèbre explorateur, se convertit, lui, à cette boisson en découvrant ses nombreuses vertus : le cacao permet de lutter, entre autres, contre la faim, la fatigue et la diarrhée.
Le cacao arrive alors en Espagne, mais personne n’est vraiment séduit par la saveur amère de cette boisson jusqu’à ce qu’on ait l’idée de la sucrer… Dès lors, le cacao, servi en boisson chaude, connaît un immense succès à la cour, et l’on y ajoutera du miel, du lait, de la vanille ou de la cannelle. Emmanuel-Philibert de Savoie, qui, allié aux Espagnols, vient de remporter en 1559 un franc succès face au royaume de France, séjourne quelque temps à la cour d’Espagne. Il y découvre le cacao et le ramène à Turin, qui devient en 1563 la nouvelle capitale des États de Savoie à la place de Chambéry. Il est dit que le duc de Savoie décida de fêter son retour et ce transfert de capitale en offrant un verre de chocolat chaud à l’ensemble de la population ! C’est peut-être une légende, ou cela ne se reproduisit pas, car le cacao est un produit rare, onéreux, réservé à une élite, qui ne se diffuse que dans les cours européennes. Le chocolat chaud reste une boisson aristocratique pendant longtemps, que l’on accompagne toujours de biscuits à tremper dans le doux breuvage.
Turin devient la capitale européenne du chocolat
Au XVIIe siècle, un traité vante les bienfaits du chocolat sur la santé. En France, à la cour du Roi-Soleil à Versailles, on prétend même qu’il faut en boire une dizaine de tasses par jour ! A Turin, en 1678, la régente Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours autorise par décret la vente et l’exploitation de la boisson cacaotée. Chocolatier est dès lors une profession à part entière et reconnue : à partir de ce moment-là, Turin devient le plus grand centre de production de chocolat d’Europe et des centaines de kilos sont produits chaque jour dans la ville, dont une bonne partie est exportée vers la Suisse, l'Allemagne et la France.
Dans le Piémont, et surtout à Turin, on crée au XVIIIe siècle une nouvelle boisson, la bavaresia, servie dans un verre transparent qui permet de voir trois couches superposées : au fond du chocolat chaud, au milieu du café et sur le dessus de la crème de lait. L’idée est de ne pas mélanger ces trois couches afin de décomposer les trois saveurs. La dégustation permet d’apprécier d’abord la douceur du lait, puis l’amertume du café, et enfin le crémeux du chocolat. Cette boisson, datant de 1763, prendra en 1840 le nom de bicerin (qui signifie « petit verre ») servi dans le café du même nom, qui existe toujours à Turin, et dont le cadre n’a que peu changé. Le bicerin est un incontournable des grands cafés historiques et élégants de Turin où l’histoire de l’unité italienne s’est écrite au XIXe siècle. Lors d'un voyage en Italie en 1852, Alexandre Dumas père rapporte : « Parmi les belles et bonnes choses remarquées à Turin, je n'oublierai jamais le bicerin, sorte d'excellente boisson, composée de café, de lait et de chocolat, qu'on sert dans tous les cafés, à un prix relativement très bas ».
L’invention du gianduja
Au début du XIXe siècle, Turin rayonne sur le monde du chocolat. Mais en 1806, Napoléon, qui occupe le Piémont, décide, pour tenter de ruiner le Royaume-Uni qui lui résiste effrontément, de l’empêcher de commercer avec le reste de l’Europe. Pendant cette longue période de blocus continental, il devient très difficile de se procurer du cacao. Les chocolatiers de Turin, pour compenser cette raréfaction, ont alors l’idée d’ajouter au cacao un ingrédient peu cher et abondant dans la région : la noisette des Langhe, de la variété Tonda gentile (en 1996, cette noisette exceptionnelle a obtenu la certification IGP - Indication géographique protégée). Grâce à la grande qualité, nutritionnelle et gustative, de cette noisette, le mélange se révèle particulièrement savoureux.
A la même époque apparaît une autre forme de consommation du chocolat grâce à l’invention d’un procédé qui permet de le rendre solide. En Italie, en 1802, Bozelli fabrique une machine hydraulique automatique qui permet de broyer le cacao et de le mélanger avec du sucre, donnant naissance au premier système industriel produisant des barres de chocolat. En 1826, Pier Paul Caffarel installe à Turin sa chocolaterie, aujourd’hui la plus ancienne d’Italie. Initiateur du chocolat solide dans la ville, il en fabrique alors, grâce à l’une de ces nouvelles machines, plus de 300 kg par jour. C’est à partir de ce moment-là que le chocolat devient une friandise accessible à l’ensemble de la population, et non plus une boisson réservée à une élite. Petit détail linguistique intéressant d’ailleurs, en italien le mot chocolat est féminin quand il s’agit de la boisson (un chocolat chaud se dit una cioccolata calda) et il est masculin quand il s’agit de sa version solide (il cioccolato).
Caffarel s’associe ensuite au chocolatier Prochet qui va mettre au point en 1852 la technique d’un broyage extrêmement fin des noisettes des Langhe. La poudre obtenue, d’une finesse absolue, au goût à la fois puissant et délicat, est mélangée à du cacao, à du sucre glace, à de la matière grasse et à de la vanille. Prochet va passer plusieurs années à améliorer la recette, à doser les ingrédients, jusqu’à obtenir la consistance parfaite, l’onctuosité maximale, que nous connaissons toujours aujourd’hui (le gianduja, avec 40 % de noisette). C’est en 1865, à l’occasion du carnaval de Turin, que les deux chocolatiers décident de lancer sur le marché cette nouveauté révolutionnaire. Innovation supplémentaire, et géniale : un emballage individuel en papier doré, permettant de lancer ces petits chocolats à la foule depuis les chars qui défilent dans les rues ! C’est la première fois que le chocolat se trouve ainsi emballé en petites portions. Ces nouveaux chocolats ont la forme d’un bateau renversé ou, pour certains, d’un tricorne, le chapeau que porte justement le fameux personnage du carnaval turinois, Gianduja, qui distribue les chocolats à la noisette depuis le char de Caffarel. Pour la petite histoire, en 1789 le marionnettiste Giovanni Battista Sales avait fait la connaissance, dans les environs d’Asti, d’un homme bavard et charismatique surnommé Gioann dla doja, et il s’en inspira pour créer sa marionnette de Gianduja qui va devenir un masque de carnaval et l’un des symboles de Turin. Les petits chocolats de Caffarel et Prochet prennent alors le nom de gianduiotti. Le succès est immédiat. En cette année 1865, Turin pleure la perte de son statut de capitale du royaume d’Italie au profit de Florence, mais la ville gagne une nouvelle source de richesse et de fierté grâce aux gianduiotti.
L’art chocolatier turinois : un patrimoine vivant
Il est impossible de citer tous les chocolatiers historiques, industriels ou artisanaux, qui œuvrent dans le Piémont depuis le XIXe siècle et perpétuent cette tradition chocolatière, mais en voici quelques-uns : Caffarel donc, le chocolatier en exercice le plus ancien de Turin ; Baratti & Milano, deux associés qui ont ouvert une confiserie en 1858 ; Leone, créé en 1857 à Alba et présent à Turin depuis 1880 ; Peyrano, qui date de 1914, leader des chocolatiers artisanaux ; Streglio (1924), Feletti (1882), Talmone (1850) ; Venchi, créé par un ancien ouvrier de Baratti & Milano qui s’est mis à son compte en 1878 ; Novi (1903), Pernigotti (1868), A. Giordano (1897), aujourd’hui gérée par la famille Faletti, la seule chocolaterie qui réalise encore la coupe des chocolats à la main ; ou encore Guido Gobino (1964), l’un des meilleurs chocolatiers d’Italie sur les 600 que compte la péninsule.
Impossible aussi d’énumérer toutes les friandises fameuses du Piémont, outre les célébrissimes gianduiotti, à base de cacao, déployant tout l’art du chocolat : le bonét, un gâteau que l’on retrouve dans tout le Piémont, combinant amaretti, cacao et rhum ; l’alpino au cœur crémeux ; le boero avec sa coque de chocolat qui entoure une cerise à la liqueur ; le cremino, qui alterne des couches de gianduja et de chocolat ; les délicieux baci di dama (les baisers de dame) composés de deux coques à la noisette réunies par un chocolat crémeux ; les incontournables cuneesi al rhum faits d’un savant assemblage de chocolat, de meringue et de rhum que l’on trouvera chez son créateur Arione, un authentique temple des douceurs, à Cuneo ; sans oublier le Pinguino créé par le glacier Pepino en 1939, que nous appelons en France l’esquimau, première glace au monde à saisir à la main, qui tient sur un bâtonnet, aux divers parfums entourés d’une coque de chocolat, toujours fabriquée de manière artisanale selon la recette originale.
Impossible enfin de ne pas évoquer Ferrero, cette petite pâtisserie familiale d’Alba devenue en quelques années un géant de l’agroalimentaire grâce à l’invention presque accidentelle du Nutella. La légende raconte que les frères Giovanni et Pietro Ferrero avaient mis au point un mélange de cacao et de noisette en 1946. Lors de l’été caniculaire de 1949, la pâte devient crémeuse, elle ne se solidifie plus. Les deux frères décident alors de la vendre telle quelle, dans des petits pots en verre. Le succès de cette pâte délicieuse, nourrissante et peu onéreuse, que l’on tartine sur du pain, est retentissant. Un mythe était né !
Le chocolat, véritable « mets des dieux », se déguste donc de toutes les manières à Turin et dans le Piémont, la région représentant plus de 40 % de la production nationale italienne. Depuis 2003, Turin organise tous les ans un rendez-vous incontournable, le CioccolaTò, hommage gargantuesque au chocolat avec des événements, des dégustations, des expositions et des spectacles. Tous les maîtres chocolatiers, entreprises industrielles et chocolateries artisanales, turinois, italiens et internationaux, présentent leur savoir-faire au public dans les rues de la capitale piémontaise. C’est l’occasion idéale de venir déguster le chocolat dans ses multiples déclinaisons sur les nombreux stands des producteurs et de découvrir l’infinie richesse et l’inépuisable inventivité des acteurs de ce patrimoine éternellement en construction.
Centre incontournable de la production et de la transformation du chocolat en Italie, possédant l’une des traditions chocolatières les plus fécondes du monde, où la fabrication artisanale ne s’est jamais arrêtée, il n’y a aucun doute : Turin est définitivement la capitale italienne du chocolat !