Du Périgord à la Patagonie
Cet enfant de fermiers est né le 12 mai 1825 à Tourtoirac, en France. Dans sa jeunesse, il est confronté très tôt aux fortes revendications paysannes sous le royaume du roi Louis-Philippe. Témoin de révoltes opposant le bas peuple à une noblesse indifférente, le jeune garçon sera frappé par les injustices sociales de son époque. Il grandit et acquiert une charge d’avoué à Périgueux en 1851. Un jour de 1857, il vend son affaire et disparaît, bien décidé à embarquer vers le Nouveau Monde. Les opinions se divisent alors quant à la quête qu’il s’était promise : certains affirment qu’il cherchait à s’autoproclamer roi auprès d’un peuple assez naïf pour l’accepter tandis que d’autres affirment qu’il souhaitait libérer l’Amérique du Sud des décombres de la couronne espagnole. Quoi qu’il en soit, l’année suivante, en 1858, il débarque au Chili ; il ne possède alors que 25 000 francs sur lui quand il parvient à Coquimbo (le port de La Serena, à quelque 400 km au nord de Santiago). Ce n’est que deux ans plus tard, en 1860, qu’il parvient enfin en Araucanie alors que la résistance indigène est au plus mal.
Bien avant son arrivée chez les Mapuche, Tounens s’était d’ores et déjà épris de ce peuple à travers la lecture du poème épique La Araucana (une œuvre fameuse évoquant la bravoure des Mapuche contre les invasions espagnoles, écrite par Alonso de Ercilla et traduite par Voltaire). L’aventure du périgourdin bascule alors dans un monde aux portes de la fiction : il fait la rencontre de ce peuple de guerriers et est présenté à leur chef, le lonko Quillapán. Celui-ci, bien avant l’arrivée de ce présumé « sauveur blanc », se voit confronté à la création des républiques chilienne et argentine : une émancipation synonyme de massacres pour les peuples indigènes. Pourtant, pendant près de trois siècles, le traité tenu par la Couronne espagnole garantissait l’indépendance des Mapuche : celle-ci sera réduite en fumée avec la création du Chili et de l’Argentine. Quillapán entame alors toute une série de rêves, censée le guider dans les choix qu’il prendra pour son peuple. Dans l’une de ses visions, il voit apparaître l’image d’un homme blanc, venu pour les protéger. Il estima que Tounens avait les qualités d’entremetteur nécessaire et le nomma « roi-sorcier ». Le mythe des « bons sauvages » sauvés par un Blanc n’est pas loin, toujours est-il qu’une question subsiste : Antoine de Tounens s’est-il imposé ou a-t-il été l’élu d’un peuple en prise avec l’horreur de son époque ? Rien ne semblait prédisposer ce rêve un peu insolite à entrer dans l’Histoire, pourtant, des circonstances invraisemblables ou un opportunisme à toute épreuve firent de Tounens le nouveau roi d’Araucanie. Il établit alors sa Constitution et nomma plusieurs ministres pour le seconder. La souveraineté de ce micro-royaume n’a bien sûr jamais été reconnue par aucun État. Tout le monde le prend alors pour un fou, et on ne fait pas grand cas de lui ; on le tourne même en ridicule et les sarcasmes ne manquent pas.Le royaume de tous les fantasmes
Bien décidés à défendre leurs terres et leur culture, les Mapuche souhaitent s’armer, ce que promet Antoine de Tounens. Il faut dire que le nouveau roi d’Araucanie ne manquait pas de contacts et que la France aurait pu voir d’un bon œil cette implantation dans le Nouveau Monde : Tounens essaya de proposer une protection diplomatique de son nouveau royaume auprès du ministre des Finances et conseiller de Napoléon III, Pierre Magne. Sa logique, bien que loufoque, est toutefois claire dans sa tête. Cet homme de loi souhaite s’appuyer sur l’indépendance diplomatique des Mapuche reconnue par le traité d’Espagne et « couronner » le tout par une constitution qu’il souhaite faire signer à Napoléon III. Orateur de grande qualité et souffle d’espoir pour un peuple en perdition, il galvanise ses troupes et leur fait miroiter les délices d’une indépendance tant espérée. Le gouvernement chilien, gêné par cet intrus, le fait prisonnier le 5 janvier 1862. Tout d’abord, on le condamne à mort puis sa peine est commuée en réclusion à perpétuité. Cependant, les bons offices d’un certain Cazotte, consul général de France au Chili, lui accordent la liberté et Tounens est libéré en échange de sa parole d’honneur : ne plus jamais retourner au Chili. En octobre 1862, il est rapatrié en France mais en 1871, il retourne en Amérique du Sud : le Chili met alors sa tête à prix. Indésirable sur tout le territoire, il finit par être reconnu. De nouveau emprisonné et réexpédié en France, il mourra le 18 septembre 1877.
Un roi moqué et méprisé
Les commentaires vont bon train sur ce conquistador retardataire à la recherche d’un royaume. À l’époque, la question de royauté gêne beaucoup, mais paradoxalement, elle gêne beaucoup moins les Mapuche. Pour comprendre, il faut remonter légèrement le cours de l’Histoire. En effet, la seule et unique fois où une armée espagnole a été sévèrement battue, cela s’est produit lors d’un affrontement face aux Mapuche. À la suite de son échec, le roi d’Espagne avait reconnu l’indépendance totale de ce peuple en dessous d’une frontière dessinée par le río Bío Bío. À la suite de cet accord, les Mapuche avaient alors gagné un immense respect pour la notion de royauté. Mais le Chili et l’Argentine déclarèrent par la suite leur indépendance et les Mapuche furent aussitôt attaqués et gagnés d’un grand sentiment de mépris envers ces deux nouvelles républiques. Ainsi, cela aurait pu servir les ambitions d’un mégalomane audacieux, se présentant au bon endroit et au bon moment. Cependant, les travaux menés pendant plus de huit années par l’auteur Jean-François Gareyte ont su redorer le blason de ce jeune périgourdin. Et parmi les archives militaires, diplomatiques et policières de l’État chilien, la surprise est de taille : les sources écrites sur Antoine de Tounens ne manquent pas et la véracité de toute cette affaire n’est plus à prouver. Il reste toujours une seule et même question : est-il venu avec l’idée de s’autoproclamer roi où était-il voué à son destin de « prophète » ?
Le vrai visage d'Antoine de Tounens
Alors ? Figure révolutionnaire ? Agent français ? Royaliste illuminé ? Il incarne ce héros souhaitant défendre sa culture d’adoption contre la vague occidentale autant que la folie prodigieuse d’un conquistador ambitieux. Mais un homme nommé chef de guerre par un peuple libre en respectant les croyances et les lois de ce peuple, est-il moins légitime qu’un roi de France ? De récentes recherches ont démontré qu’Antoine de Tounens aurait longtemps été décrédibilisé par le Chili et l’Argentine qui auraient eu l’idée de caricaturer cette affaire pour le faire passer pour un personnage mystificateur. Franc-maçon et homme de loi, Antoine de Tounens aurait eu le rêve de Bolivar : fédérer les États d’Amérique latine afin d’échapper au contrôle des républiques occidentales (les États-Unis d'Amérique venaient tout juste de se former). Sujet perpétuel de différentes controverses, il a toutefois laissé une constitution et un souvenir saillant dans la mémoire mapuche, qui n’a pas manqué de lui rendre hommage : encore aujourd’hui sur sa tombe on peut lire « Marichiweu » (10 fois nous vaincrons).
À lire - À voir : il faut lire bien sûr le roman de Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie. Avant lui, Saint-Loup avait fait redécouvrir cette épopée dans Le Roi blanc des Patagons. Bruce Chatwin évoque le personnage et bien d’autres dans son récit de voyage En Patagonie. Jean-François Gareyte rétablit quant à lui beaucoup de vérités historiques dans ses deux tomes Le Rêve du sorcier aux éditions La Lauze. Côté cinéma, le réalisateur argentin Carlos Sorín, dans Le Film du roi (La película del rey, 1986), envoie toute une équipe de tournage en Patagonie pour réaliser un film en costumes d’époque sur le sujet. Plus récemment, en 2017, le réalisateur américano-chilien Niles Atallah en a livré une vision assez libre et artistique dans Rey, l’histoire du Français qui voulait devenir roi de Patagonie. Même la bande dessinée s'est récemment emparée de ce sujet romanesque à souhait avec Roi du vent - Un Gascon en Patagonie de Fabien Tillon et Gaël Remise et Roi des Mapuche des Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil.