De la tradition…
Contre toute attente, cette courte présentation de la littérature du Pays basque, de La Rioja et de Navarre débutera par la rencontre avec un poète de langue castillane. Gonzalo de Berceo est certainement né aux alentours de 1196 dans la ville qui lui a donné son nom, le peu d’éléments sur sa vie ne minorant en rien l’importance que ses écrits auront pour les lettres espagnoles. Douze œuvres, à vocation religieuse, nous sont parvenues, celles-ci n’en sont pas moins empruntes d’une forme poétique scrupuleuse subtilement mâtinée de parler populaire. Faire de la foi un prétexte à l’écriture, tel sera l’enjeu des siècles à venir, bien que le premier livre imprimé en basque, le fameux Linguæ Vasconum Primitiæ du navarrais Bernart Etxepare, publié à Bordeaux en 1545, cause quelque peu scandale puisqu’il réunit en sein poèmes religieux et licencieux, il est surtout ode inaugurale à l’euskara, la langue basque, qui jusqu’à présent se pratiquait, de fait, plutôt à l’oral. Ce XVIe siècle se montrera encore par deux fois précieux, d’abord par la traduction en basque du Nouveau Testament par Joannes Leizarraga qui répond à la sollicitation énoncée lors du synode de Pau en 1564 et se joue de la difficulté d’allier différents dialectes, ensuite parce qu’il assiste à la naissance, en 1556 à Urdazubi, de Pedro Agerre Azpilkueta plus connu sous le nom d’Axular. Son seul ouvrage connu, peut-être d’ailleurs incomplet, est Gero (1643), qui peut se traduire par « après ». Le fond est à nouveau axé sur la foi, avant d’être écrivain Axular est un prédicateur qui vante l’ascétisme, mais c’est la forme, didactique, moderne et littéraire qui fera de cette œuvre un classique primordial dans le développement de la langue basque et, de son auteur, le plus célèbre des représentants de l’École de Sare. Le siècle suivant, à son tour, s’incarne sous les traits d’un homme qui ouvrira de nouvelles perspectives : Manuel de Larramendi (1690-1766). Paradoxalement il a très peu usé de l’euskara, il en fut pourtant un ardent défenseur, notamment par la grâce de ses travaux de philologue et de lexicologue – il a rédigé la première grammaire basque et élaboré un dictionnaire trilingue notifiant les équivalents castillans et latin –, mais également par sa volonté de préserver et de promouvoir cette culture. En cela, il est précurseur d’un certain patriotisme, mais agit aussi en réaction à une tendance politique que préfigurent les décrets de Nueva Planta qui prônent le centralisme, l’abrogation des « fors » et, par conséquent, l’injonction d’une langue unique. Si Larramendi insuffle une pensée voire une fierté nouvelle et influence des auteurs que l’on associe volontiers à une école portant son nom, déjà se profile un nouveau virage qu’embrasse le tout début du XIXe siècle : l’apparition du roman.
… à la fiction
Il est coutume de dire que le premier roman basque est Peru Abarca achevé en 1802 par Juan Antonio Mogel. Écrite en dialecte biscayen, l’œuvre est de forme non conventionnelle, laissant la part belle aux dialogues entre deux amis, Juan qui n’a de maître que le nom, car il fait montre d’une incurie touchante, mais d’un réalisme mordant, et Peru qui frôle l’omniscience, parfois le pédantisme, mais apprendra à prier. L’objectif, convaincre le lecteur de la beauté du monde rural et alors de l’importance de la culture basque, paraît atteint. Si Mogel n’aura pas la chance d’assister à la publication de ses écrits, celle-ci n’intervenant qu’en 1881, il aura néanmoins le plaisir de susciter une vocation littéraire chez sa nièce, Bizenta Mogel, et chez son neveu, Juan Jose Mogel. C’est lui qui leur aura appris à lire et à écrire, fait d’autant plus notable qu’à l’époque l’éducation des jeunes filles n’allait pas de soi. Bizenta honorera cette transmission en faisant paraître en 1804, l’année même de la mort de son oncle, et alors qu’elle n’avait que 22 ans, une adaptation basque des Fables d’Ésope, devenant ainsi la première femme à publier en euskara. Citons encore Juan Ignacio de Iztueta (1767-1845) qui, lorsqu’il n’est pas occupé à écrire ses propres chansons et poèmes, collecte les danses et chants populaires, préservant ainsi un patrimoine immatériel infiniment précieux. L’essor de ces volontés démultipliées de fixer une culture particulière ne peut qu’entrer en résonnance avec les nouvelles remises en question du régime foral, et naît alors, vers 1876, ce qui pourrait rimer avec la Renaixença catalane, la Euskal Pizkundea. L’époque se montre propice aux initiatives, la première chaire de langue basque est créée en 1888, se dessinent déjà les bases de la future Académie qui est toujours très active du côté de Bilbao, de nouveaux types de publications émergent, tel le journal bilingue Eskualduna qui paraît à partir de 1887. Enfin, les traditionnels Jeux floraux – initiés par Antoine d’Abbadie d’Arrast en 1851 – s’exportent vers le sud. Ces concours poétiques sont l’occasion d’assister aux joutes entre bertsolaris qui pratiquent le bertso, chant improvisé et rimé qui trouve ses racines au XVIIIe siècle et dans lequel excellent Jean-Baptiste Elizanburu, l’auteur du roman Piarres Adame (1888), et Indalecio Bizcarrondo, poète romantique mort tragiquement. Un autre Romantique marquera également les mémoires, José María Iparraguirre né à Urretxu en 1820, dont la vie de chansonnier et de poète a mythifié la bohème et qui est le père de Gernikako arbola, improvisé, se dit-il, dans un café madrilène et devenu hymne basque.
L’âge d’or perdure, la production s’étoffe, les revues prolifèrent, l’attachement aux valeurs identitaires s’affirme, Julio Urquijo (1871-1950) créé en 1907 la RIEV (Revue internationale des études basques), Resurrección Maria Azkue (1864-1951) devient en 1919 le premier président de l’Académie de la langue basque, le genre poétique s’épanouit grâce à un trio légendaire, Orixe, Lizardi et Lauaxeta. Mais déjà gronde la Guerre civile qui met brutalement fin aux envolées, un seul roman paraît durant le conflit, Uztaro de Tomas Agirre dit Barrensoro, une bleuette comme un dernier soupir d’une littérature qui sait déjà qu’elle vient d’entrer dans une nouvelle ère, le réalisme, et qu’à l’avenir elle se débarrassera de ses peaux protectrices, folklore et religion. Pour l’heure, la censure règne, voire la répression brutale, certains prennent la voie de l’exil, tentent timidement de publier depuis l’étranger, mais il faut attendre les années 50 pour que vraiment naisse un nouveau souffle.
Si Eusebio Erkiaga se fait reconnaître dès Arranegi (1958), mais conserve un certain style classique, ce n’est pas le cas de Txillardegi (1929-2012) à qui l’on doit en 1957 le premier roman dit moderne – et existentialiste ! - Leturianen Egunkari Ezkutua. Il n’aura appris le basque qu’à l’adolescence, mais s’investira pourtant pour que se tienne le congrès d’Arantzazu qui, en 1968, se donne pour but de définir les règles d’une langue unifiée, Txillardegi sera également l’un des fondateurs de l’ETA. Jon Mirande (1925-1972) interpelle aussi par son ton volontiers provocateur, parfois corrosif, comme dans les articles qu’il publie dans la revue éphémère Igela qu’il cofonde en 1962 et qui fait de lui l’un des représentants de l’avant-garde basque. Influencé par ses traductions, d’Edgar Allan Poe à Nietzsche, et par ses nombreux voyages, il laissera derrière lui des poèmes et un roman, Haur besoetakora, préfacé par le touche-à-tout Gabriel Aresti (1933-1975). Du théâtre aux nouvelles, du réalisme au symbolisme, si ce dernier s’intéresse à tous les styles son œuvre marquante reste la série Harria (Pierre). Enfin, Ramón Saizarbitoria achève de moderniser une littérature qui en quelques décennies à peine a radicalement rejoint les courants européens et donne à lire avec Egunero hasten delako (1969) le premier roman expérimental, qui pourrait s’apparenter au Nouveau roman français, de langue basque.
Et aujourd’hui…
Ramón Saizarbitoria va continuer d’occuper la scène littéraire et rapidement dépasser le rôle d’écrivain en cofondant la maison d’édition LUR en 1967 puis en créant quelques années plus tard une revue littéraire, Oh ! Euzkadi. Néanmoins, bien que dense et sans aucun doute novatrice, son œuvre ne franchit pas l’étape de la traduction vers le français, malheureusement, et c’est le même constat qui peut se porter sur celle de son ami, Koldo Izagirre, né en 1953 à Pasaia, tout aussi prolixe. Si les chiffres sont parlants – plus d’un millier de publications chaque année et plusieurs dizaines de maisons d’édition – force est de constater qu’à ce jour la transmission ne se fait généralement que dans un seul sens. Deux exceptions toutefois qui laissent espérer que la situation évolue, le grand succès de Bernardo Atxaga, Obabakoak, disponible en 23 langues et en français chez Christian Bourgois Éditeur qui a publié début 2020 la traduction d’un autre de ses romans, L’Homme seul, et l’accueil réservé aux livres de Juan Manuel de Prada, né en 1970, auteur fétiche des belles éditions Seuil, chez qui l’on savourera le plaisir de s’offrir Mourir sous ton ciel, flamboyant roman historique.