L’Altaï, un carrefour des civilisations
L’Altaï est l’une des régions les plus visitées de Sibérie, en grande partie pour la beauté de son patrimoine naturel, mais aussi, car on y trouve les traces de cultures très anciennes. En 2018, un collier fait de dents d’élan a été découvert dans la grotte de Denisova. Daté d’environ 40 000 ans, cela en fait l’objet le plus ancien découvert à ce jour en Eurasie. Néanmoins, c’est avant tout pour les gravures rupestres que les archéologues explorent activement la zone : certaines ont été réalisées il y a plus de 5 000 ans, comme celles récemment découvertes dans une galerie des montagnes de l’Altaï près du village de Kokoria, à la frontière entre la Russie, la Chine et la Mongolie. Le site de Kalbak-Tash, situé sur la « route de la Tchouïa » (R256) est particulièrement apprécié des visiteurs, qui viennent y admirer des pétroglyphes turcs de l’alphabet de Talas, une variante de l’alphabet de l’Ienisseï, proche de l’alphabet de l’Orkhon utilisé par les peuples turcs d’Asie centrale. On peut également y admirer de fascinantes figures humaines, animales ainsi que des créatures imaginaires gravées directement dans la pierre. D’une grande rareté, ces nombreux dessins (plus de 5 000 !) ont été réalisés à différentes époques, à partir du IIIe millénaire av. J.-C. jusqu’à la fin de la période turcique. Le nom « kalbak-tash » signifie « pierre plate » dans la langue locale, en référence aux roches sur lesquelles ces dessins ont été gravés.
L’idole de Shigir, ou la plus ancienne statue monumentale du monde
Ce trésor archéologique a été découvert dans une tourbière de l’Oural en 1890 par des chercheurs d’or. On pensait que cette statue de mélèze anthropomorphe de cinq mètres de long était ancienne de tout au plus 1 500 ans, jusqu’à ce que des scientifiques allemands l’examinent de plus près à l’aide de technologies de pointe. Les résultats ont surpris toute la communauté scientifique, la sculpture s’avérant avoir été fabriquée il y a plus de 11 000 ans ! Cela en fait la pièce d’art monumental la plus ancienne du monde découverte à ce jour, et donne de précieuses informations sur l’histoire eurasienne. On peut aujourd’hui l’admirer au musée d’Histoire régionale de Iekaterinbourg.
Les peintres ambulants à la conquête de la Sibérie
Longtemps ignorée par les peintres russes de par son isolement, la Sibérie commence à attirer les artistes, et un groupe en particulier, au courant du XIXe siècle : ceux que l’on surnomme les « ambulants ». Ces artistes sont les héritiers des réalistes, dont le travail, qui cherche à reproduire la réalité sociale telle qu’elle est et non de manière idéalisée, conduit progressivement à une peinture plus revendicative. On les nomme ainsi, car ils sillonnent la Russie pour aller à la rencontre des peuples isolés et éveiller le monde paysan à l’art. L’artiste phare de ce mouvement est Ilya Repine (1844-1930), dont les œuvres les plus remarquables sont Les Haleurs de la Volga (1870-1873), Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie (1880-1891) et Ivan le Terrible tue son fils (1885). Mais celui qui prête une attention toute particulière à la Sibérie, sa région natale, est Vassili Ivanovitch Sourikov (1848-1916), célèbre pour ses scènes historiques de grande échelle comme Le Matin de l’exécution des Streltsy (1881). Dans un genre plus doux, l’artiste a également dépeint les paysages de Sibérie, avec des travaux à l’aquarelle de plus petites dimensions.
La photographie dans un environnement extrême, véritable défi
Les conditions lumineuses si particulières en Sibérie sont un véritable défi pour les premiers photographes qui s’y aventurent. Lors de son introduction progressive au XIXe siècle, elle reste avant tout réservée aux praticiens étrangers qui viennent documenter le paysage et les cultures locales à des fins scientifiques. À l’époque, les procédés photographiques sont longs et fastidieux, ce qui n’est en rien facilité par le climat (le risque que le matériel gèle est bien réel !) et l’exposition lumineuse très faible en hiver ou très forte à cause de la blancheur des paysages. Souvent, plusieurs heures sont nécessaires pour prendre un unique cliché. Avec le développement d’appareils photographiques plus efficaces et plus mobiles au tournant du siècle, le nombre de photographes professionnels et amateurs augmente considérablement – qu’il s’agisse d’étrangers venus capturer l’incroyable beauté des paysages sibériens ou des locaux qui s’approprient peu à peu le médium. Ces images constituent une source précieuse d’information sur les cultures traditionnelles des différentes ethnies et sur les changements qu’elles rencontrent avec l’industrialisation.
Le photographe franco-brésilien Sebastião Salgado (né en 1944), dont le travail humaniste et écologiste est désormais reconnu dans le monde entier, a parcouru la planète à la rencontre de ses peuples et de ses paysages. Ses clichés en noir et blanc sont d’une grande valeur esthétique, bien sûr, mais aussi documentaire, car ils permettent de garder des traces de cultures et d’environnements aujourd’hui menacés par l’industrialisation et le capitalisme sauvage. Pour son projet Genesis (2013), l’artiste a passé huit ans à documenter des parties du monde encore très préservées, dont la Sibérie, où il s’est rendu auprès des Nenets, un peuple vivant au nord de la région. Ces nomades que l’on surnomme « les princes de la Toundra » ont un mode de vie particulier, adapté aux conditions de vie extrêmes auxquelles ils doivent faire face. Les splendides clichés de Salgado mettent en valeur leur culture basée sur la tradition de la chasse, l’élevage des rennes et l’habitat nomade. Un ensemble d’images saisissant qui constitue une bonne entrée en matière pour qui souhaite découvrir une population difficilement accessible !
Un art contemporain en développement
Malgré des conditions relativement précaires et un gouvernement sibérien qui soutient peu les artistes contemporains, la scène artistique s’est développée ces dernières décennies dans la région. Elle est souvent influencée par les cultures anciennes des nations sibériennes, et offre l’occasion de les redécouvrir, de les réinterpréter et de les renouveler.
Dans les années 1970-1980, un art underground est apparu en Sibérie, avec de petites communautés créatives existant en dehors du système institutionnel. Avec pour mot d’ordre la liberté, elles ont développé un art indépendant, très axé sur des problématiques intimes et existentielles, tout en étant doté d’une dimension politique. Relativement isolées et précaires par rapport à l’art établi, leur situation a néanmoins changé à partir des années 1990, avec l’ouverture de galeries indépendantes et d’organisations alternatives comme la White Gallery Association, principalement dans la ville de Novossibirsk. Zinaida Ruban (né en 1949), Vyacheslav Mizin (né en 1962) ou Dmitry Bulnygin (né en 1965), ainsi que le groupe « blue noses » sont des exemples représentatifs de cette génération. Aujourd’hui, le mouvement a perdu sa dynamique et la séparation entre art officiel et art underground n’est plus si nette qu’à l’époque.
Forts d’un soutien institutionnel croissant, les artistes contemporains de Sibérie osent de plus en plus prendre la parole face au pouvoir russe, malgré une censure qui continue d’exister. Certaines institutions, comme le PERMM (un des musées d’art contemporain les plus importants de Russie), jouent un rôle important dans cette libération, en légitimant et en diffusant le point de vue des jeunes générations. Néanmoins, les rappels à l’ordre sont fréquents, comme en 2014 lorsqu’une exposition de l’artiste engagé Vasily Slonov (1969-), critique des Jeux olympiques de Sotchi, déboucha sur le renvoi du directeur du PERMM. C’est aussi dans la rue que se joue la liberté d’expression, comme l’illustre bien l’œuvre de l’artiste activiste Artyom Loskutov (né en 1986), qui organise chaque année depuis 2004 une « monstration » à Novossibirsk. Cette manifestation rassemblant des performeurs munis de bannières et criant des slogans plus ou moins absurdes est une occasion de se moquer avec humour de la politique du Kremlin. En dépit du caractère apolitique des slogans, l’événement est surveillé de près par les autorités depuis sa création, et plusieurs organisateurs ont été arrêtés ou ont reçu des amendes pour y avoir participé. Malgré les efforts des autorités pour l’interdire, cet événement est de plus en plus populaire (attirant certaines années plus de 5 000 participants !), et inspire des initiatives similaires dans d’autres villes russes et à l’étranger. Un phénomène unique dans l’histoire du militantisme !
Un street art encore timide
Comme on peut s’y attendre, le street art étant une forme issue de la culture urbaine avant tout, il ne s’agit pas d’un genre très important en Sibérie, région sauvage qui compte un nombre très faible de grandes villes. Même Irkoutsk, l’une des villes les plus importantes et les plus dynamiques culturellement, n’évoque pas un sentiment très « urbain ». Pourtant, ici aussi cet art jeune et populaire a su se développer. Bien sûr, ces initiatives restent discrètes, mais il est fort probable que vous croisiez plusieurs fresques ou graffitis sur les murs des agglomérations. Les motivations qui poussent ces nouvelles générations d’artistes à colorer les murs de leurs villes ne sont pas forcément similaires à celles que nous connaissons dans nos pays occidentaux, néanmoins, elles se caractérisent par une même volonté de rendre l’art accessible à tous. Ici, l’aspect éthique est particulièrement appuyé : le geste artistique découle d’une volonté de faire évoluer le rapport des habitants à l’espace commun. À Tomsk, Novossibirsk, Kemerovo, Novokouznetsk, Irkoutsk ou Gorno-Altaïsk, le street art est souvent un moyen de créer du lien social, de favoriser les échanges entre communautés, de s’approprier l’espace urbain ou de créer une identité de quartier. Il n’est pas seulement un moyen d’esthétiser la ville ou de marquer son territoire, mais surtout une manière d’affirmer certaines valeurs et de repenser l’espace public par le bas.
Un duo d’artiste représentatif de cet art en développement est Morik & Aber, composé de Marat Morik (né en 1982) et Andrew Berger (né en 1986). Ces derniers se sont rencontrés à la fin des années 2000 et ont commencé à travailler ensemble pour développer un style singulier. Ils se sont par ailleurs beaucoup investis dans le développement de cet art en Sibérie, en créant par exemple le festival Paint Methods ainsi que la plateforme FGA qui rassemble de nombreux autres street-artistes russes talentueux. Aujourd’hui, ils participent à des festivals dans le monde entier, et se sont peu à peu éloignés de la culture hip-hop pour expérimenter des sujets, des techniques et des styles plus variés et plus graphiques. Leurs travaux individuels sont également remarquables, notamment les fresques de Morik qui évoquent d’immenses collages.