Mythes et réalités
L’homme aime à chercher la réalité dans la fiction et le voyage d’Ulysse qu’Homère décrit dans l’Odyssée a donné lieu à bien des interprétations géographiques. Quoi qu’il en soit, et même si Ithaque est en fait Céphalonie, une autre des îles Ioniennes, comme le suggèrent certains historiens, toujours est-il que l’archipel paraît être le point de départ – et le point d’arrivée ! – du fameux héros mythique. Son épopée s’est, en tous les cas, montrée décisive pour la littérature mondiale car elle en est l’un des piliers, elle marque en effet le passage de la tradition orale à la retranscription écrite. La « question homérique » a elle aussi occupé les esprits depuis le XVIIIe siècle. Mais si le poète aveugle n’a, finalement, ni vraiment existé ni vécu au VIIIe siècle avant J.-C., il lui est tout de même associé un lieu de naissance – le plus souvent Smyrne – situé sur la côte ionienne qu’il faudra veiller à ne pas confondre avec les îles éponymes, la première trouvant place en actuelle Turquie, tandis que les secondes émaillent l’ouest de la Grèce. La vie d’une autre poétesse, Sappho, née à Mytilène sur l’île de Lesbos au VIIe ou au VIe siècle av. J.-C., semble moins sujette à caution, bien que sa biographie soit tout autant fragmentaire. D’après Ménandre (dramaturge du IVe siècle av. J.-C.) qui la met en scène dans sa pièce Leukadia, c’est à Leucade qu’elle aurait trouvé la mort, sautant d’une falaise en poursuivant son amant. Le lieu et les mémoires ont conservé le souvenir de cette chute amoureuse, entraînant tradition dangereuse et leitmotiv artistique. La littérature, quant à elle, a gardé trace de l’œuvre poétique de Sappho, même si seul son Hymne à Aphrodite nous est parvenu dans son intégralité.
C’est ensuite un saut temporel qu’il faut s’accorder pour rencontrer Nicolas Voulgaris, érudit né 1634 à Corfou, ville qui l’accueillera dans son Académie littéraire pour ses écrits principalement religieux. Il rédigera ainsi des offices en l’honneur de Saint-Jason et de Saint-Sosipatre, qui avaient évangélisé l’île au Ier siècle, et s’attellera à Une relation du transfert des reliques de Saint-Spydridon à Constantinople, célébrant l’ancien évêque devenu patron de Corfou. L’arbre généalogique qui le relie à Eugène (né en 1716) garde ses secrets mais la descendance est honorablement assurée par celui qui deviendra le digne représentant corfiote de l’Esprit des Lumières. Eugène Voulgaris a en effet laissé une œuvre éclectique et foisonnante (traités philosophiques ou mathématiques, correspondance et poèmes), et son goût immodéré des voyages l’aura amené à marquer de son empreinte tous les territoires où il aura vécu, jusqu’à la lointaine Russie où il terminera ses jours en 1806.
Un détour par Zante
Après Corfou, c’est Zante que la littérature honore de ses dons, elle voit ainsi naître successivement Nicolas Chiefala (vers 1770-vers 1850), Ugo Foscolo (1778-1827), Andreas Calvos (1792-1869), Dionysios Solomós (1798-1857) et Elizabeth Moutzan-Martinegou (1801-1832). Si le premier se fait marin – et combattant à l’heure de l’indépendance – avant de prendre la plume pour raconter ses nombreux voyages, tous ses successeurs font leurs armes dans les lettres. Ainsi, Ugo Foscolo – dont le nom et la nationalité rappellent que l’île est alors sous domination vénitienne – composera des Odes à Luigia Pallavicini en peaufinant son roman épistolaire Ultime lettere di Jacopo Ortis. Bien que féru de politique, il est l’un des précurseurs italiens du romantisme, un destin légendaire que ne contrediront ni ses dernières années où il se fera clandestin à Londres pour échapper à ses créanciers avant de succomber à la tuberculose, ni le fait que sa dépouille ait été rapatriée à Florence, 44 ans après sa mort, pour être inhumée au sein de la basilique Santa Croce, le « Panthéon italien ». Avant cela, il aura eu pour secrétaire un compatriote, Andreas Calvos, qui sera tout aussi fantasque dans sa vie, et tout autant novateur dans son style. Il est en effet reconnu comme l’un des grands initiateurs de la poésie moderne car il avait su s’affranchir du carcan des rimes et de celui de la métrique antique, notamment dans son recueil Elpis Patridos et dans ses Odes nouvelles. Autre poète national vénéré dans le mausolée de Zante qui leur est dédié, Dionysios Solomos est fils de son époque : il écrira en italien ses Rime improvvisate mais en grec son Hymne à la Liberté et son inclassable La Femme de Zante à se procurer en édition bilingue aux belles éditions Le Bruit du temps. Enfin, Elizabeth Moutzan-Martinegou trouvera, dans son désir d’écrire contrarié par ses parents qui voulaient la marier, source d’inspiration pour ses écrits féministes. Morte à 31 ans, deux semaines après son premier accouchement, elle aura tout juste eu le temps de produire une vingtaine de pièces de théâtre et de composer quelques poèmes.
Exilés et immigrés
Aristotélis Valaorítis voit le jour en 1824 sur l’île de Leucade et c’est peut-être de l’illustre philosophe dont il tient son prénom qu’il hérite d’un fort penchant pour la politique qui le fera député. Épique à ses heures, il le sera aussi dans sa poésie, mais quand il connaîtra la déception des décisions internationales, c’est la voie du repli qu’il choisira en s’installant sur un minuscule confetti, Madourí, pour se consacrer à son art. À l’inverse, son compatriote Lafcadio Hearn (1850-1904) choisira très tôt de parcourir le monde. Fils d’une mère grecque et d’un père irlandais, il mourra japonais après avoir pris la nationalité de sa dernière escale. S’il a écrit sur d’autres îles que Leucade qui le vit naître, ses textes se découvrent tout de même avec délice en français (Lettres japonaises chez Pocket, Insectes aux éditions du Sonneur, Chita chez Gallimard, etc.)
L’année 1900 voit Albert Cohen quitter Corfou pour Marseille alors qu’il n’a que 5 ans. Trois romans de sa célèbre tétralogie (qui comprend l’incontournable Belle du Seigneur) prennent en partie Céphalonie comme décor : Solal, Mangeclous et Les Valeureux (éditions Folio). Grand Prix de l’Académie française, il est sans conteste l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle, et c’est à Genève qu’il s’éteindra en 1981, cédant enfin à la mort qui l’avait longuement poursuivi. Enfin, deux frères ont certainement donné à Corfou leurs plus belles pages, remerciant l’île qui les avait accueillis avec leur famille, à 24 ans pour l’aîné – Lawrence Durrell (1912-1990), l’auteur de Dans l’ombre du soleil grec (Quinzaine littéraire), des Îles grecques (Bartillat) et, sur un autre thème, du Quatuor d’Alexandrie (Le Livre de poche) –, à 10 ans pour le cadet – Gerald Durrell (1925-1995) – futur naturaliste émérite, qui livrera dans sa Trilogie de Corfou (éditions de la Table ronde) ses souvenirs tendres de cette époque bénie.