L’importance de la parole

La rencontre avec Madagascar se fait de prime abord par la découverte des patronymes, tout aussi fascinants par leur longueur que par leur sonorité chantante. Nul hasard ne régit l’ordre des syllabes, elles comportent au contraire de précieuses informations sur la généalogie (Zana, fille ou fils de, Zafi, petite-fille ou petit-fils de, etc.), se veulent même récit à part entière. Ainsi, un exemple célèbre est Andriantsimitoviaminandriandehibe, roi du XVIIe siècle, dont le nom signifie : « le prince qui n’est pas semblable aux autres grands princes ». La structure a évolué avec les siècles et la colonisation : si, dans une fratrie, plusieurs enfants pouvaient avoir le même prénom, chacun avait un nom de famille qui lui était propre, choisi par les parents en fonction de ce qu’ils souhaitaient pour le nouveau-né, ou de ce qu’ils avaient discerné de son avenir dans son horoscope de naissance. Cela est peut-être moins vrai aujourd’hui, néanmoins cette science démontre toujours l’importance de la tradition orale dans la société malgache, de ce qui transite par la parole et constitue un patrimoine commun, à l’image également du fady (tabou, interdit) qui peut toucher une situation ou un objet, mais qui est décrété au niveau local et se transmet de génération en génération, dans le respect du culte des Anciens.
C’est donc sans surprise si la première littérature de l’île est avant tout le fruit de l’oralité, nous pourrions ainsi citer le mythe fondateur Ibonia. Ce poème épique, dont il existe autant de versions que d’ethnies (et elles sont nombreuses à Madagascar : 18, voire 19 si on ajoute les Vazahas, descendants des immigrés du XXe siècle), comporte toutefois une trame unique : l’étrange mise au monde du héros qui donne son nom au récit, puis les péripéties qu’il aura à affronter pour enfin épouser celle à qui il était promis. La première mention écrite de ce récit jusqu’alors transmis de bouche à oreille – durant une narration qui pouvait s’étendre sur plusieurs heures – est due au Français Etienne de Flacourt, administrateur colonial, dans son ouvrage La Grande Isle daté de 1657. La première retranscription en malgache date quant à elle du début du XIXe siècle. Bien qu’anonyme, mais certainement due à un auteur malgache, cette version est précieuse par son ancienneté qui garantit sa pureté, exempte de trop d’influences européennes. Fait assez rare pour être signalé, ce sont en effet les natifs qui entreprendront le travail de collecte de la tradition orale, avant que celui-ci ne soit aussi effectué par les missionnaires. Notons enfin qu’à la même époque, les caractères arabes (sora-be) qui jusqu’alors servaient à écrire le malgache – appartenant au groupe des langues austronésiennes car intrinsèquement lié aux deux vagues de peuplement originel de l’île, depuis le Sud-Est asiatique d’abord et surtout, puis depuis l’Afrique – laissent place à l’alphabet latin sur décision du roi Radama Ier. Cette nouvelle écriture se diffuse notamment grâce aux premiers ouvrages imprimés, à savoir une traduction de La Bible (1835), suivie par d’autres ouvrages religieux.

Du travail de retranscription au XIXe siècle…

La retranscription de la tradition orale va accaparer l’attention durant un bon siècle, il faut avouer qu’elle se décline en de nombreux genres, souvent spécifiques aux différentes régions. Plus hâtivement, nous pourrions la scinder en deux catégories – les chants, prémisses de la poésie, et les joutes oratoires, proches du théâtre –, mais les deux ont en commun un caractère déterminant : l’aspect collectif. Sans mauvais jeu de mots, le chœur – de femmes, notamment – est en effet au cœur de la vie en société. A Madagascar, on chante ainsi ensemble à toutes les occasions, pendant les travaux physiques, les prières et les rites funéraires, ou pour accompagner en pensée les hommes partis à la guerre. La tradition orale se fait alors garante du si fondamental lien social (fihavanana). Nous pourrions encore évoquer le kabary, cet art oratoire inscrit depuis 2021 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’UNESCO. Lors de cérémonies publiques, deux intervenants (mpikabary) échangent maximes et sentences, annoncent les événements qui touchent de près la communauté, assurant une double fonction politique et fédératrice. Dans le domaine également de la conversation – réelle ou fictive – le hain-teny, particulièrement populaire chez les Merina, habitants des hautes terres centrales de Madagascar, découle peut-être de la pratique indonésienne du pantun, ce qui confirmerait à quel point il est de tradition ancienne. En vers rythmés sont échangées des paroles qui ont souvent comme sujet de prédilection l’amour. Enfin, et toujours dans la « tradition des ancêtres », selon sa traduction dans notre langue, le vakodrazana s’est imposé au XVIIIe par l’entremise du souverain Andranampoinimerina qui voyait dans ces spectacles une bonne façon d’éduquer et d’informer son peuple. L’humour et l’amour ne sont pourtant jamais exclus de ces représentations communautaires qui brassent plusieurs arts, se rapprochant presque du théâtre ou de l’opérette tels qu’ils nous sont familiers.  
Le travail de collecte va se concrétiser dans de nombreux ouvrages, initiés par des hommes venus de tous les horizons, à l’image de l’Anglais James Sibree (1836-1929) qui partagea avec le naturaliste français Alfred Grandidier (1836-1921) la passion pour la faune et la flore endémiques, mais écrivit aussi l’histoire de sa mission. Venu de Norvège où il était né en 1843, Lars Dahle (1843-1925) fondera quant à lui le Séminaire de théologie luthérienne de Madagascar en 1871. Outre le fait qu’il soit resté célèbre pour sa révision de la traduction malgache de La Bible, il mit son don rare pour les langues au service de l’île dont il s’était épris. Il réalisa ainsi une étude en deux tomes, et surtout établit le recueil Ny Anganon’ny Ntaolo (Les Contes des Aïeux) qui est sans cesse réimprimé depuis lors. Nous pourrions enfin mentionner deux Français, le père François Callet (1822-1885) et le futur éditeur Jean Paulhan (1884-1968). Le premier s’intéressa au royaume mérina et publia en 1908 Tantara ny Andriana (Histoire des Rois), un document inestimable pour ce qu’il dévoilait de la généalogie et retenait des discours royaux, mais qui fut parfois contesté. Le second débuta sa carrière littéraire – celle qui le verra devenir rédacteur en chef de La Nouvelle Revue Française (NRF) en 1920 – comme professeur à Tananarive en 1907. Là, il se prit d’intérêt pour les hain-teny. Si l’anthologie bilingue qu’il composa est désormais épuisée chez Geuthner éditeur, il est néanmoins possible de se procurer ses Lettres de Madagascar : 1907-1910 auprès de la maison d’édition qui porte toujours aujourd’hui son nom.

…à celui d’écriture, au XXe siècle

Pourtant, si l’héritage du passé est d’une valeur indéniable, à Madagascar, le début du XXe siècle ne peut être qu’empreint d’inquiétudes sur l’actualité. Depuis le Traité de Berlin, l’île a en effet perdu son indépendance et est devenue l’objet d’une conquête française de plus en plus affirmée. La résistance n’y change rien, Madagascar tombe sous le joug de l’administration coloniale le 6 août 1896. S’ensuit pour les natifs l’obligation d’user du français, c’est pourtant en malgache qu’écrit Ny Avana Ramananatoanina (1891-1940) qui subira l’exil pour son appartenance à la société Vy Vato Sakelika (VVS) qui œuvrait en secret à la rébellion contre les Français mais sera démantelée au début de la Première Guerre Mondiale. Son travail poétique, inspiré par les formes traditionnelles – ce qui vaudra a posteriori à sa génération d’être surnommée Ny Mpanoratra zokiny (Les Anciens) – prônait le retour aux racines et l’unité malgache. Jugé trop nationaliste, il sera censuré jusque dans les années 80. Son contemporain – Jean-Joseph Rabearivelo, né en 1901 ou 1903 à Tananarive – est en quelque sorte son opposé. Ainsi, bien qu’il ait prématurément quitté l’école, il poursuivit en autodidacte son apprentissage du français, jusqu’à très vite le préférer au malgache, langue dans laquelle il avait pourtant écrit ses premiers textes publiés. Se sentant finalement appartenir aux deux continents, caressant même le rêve d’aller vivre à Paris, son œuvre sert d’une certaine manière de trait d’union, influencée d’une part par le folklore local, d’autre part par le symbolisme et le surréalisme européens. Considéré comme le premier poète malgache – d’aucuns avancent africain – sa production littéraire a fait date, comme en témoigne le nombre d’ouvrages qui nous sont encore proposés par des maisons telles que Sépia (Traduit de la nuit, Presque-songes), Passage(s) (Chants d’Iarive) ou No comment éditions (L’Interférence, L’Aube rouge). Néanmoins, ses pairs lui reprocheront ses accointances avec le gouvernement colonial, sa maîtresse Esther Razanadrasoa (1892-1931), connue sous le nom de plume Anja-Z, lui reprochera notamment le choix du français, ce que la romancière suisse Douna Loup évoquera dans L’Oragé, paru chez Zoé en 2015. A cette défiance s’ajoutèrent le décès de sa fille, une peine de prison pour dettes et l’espoir avorté de gagner la France à l’occasion de l’Exposition universelle : Jean-Joseph Rabearivelo succomba à ces drames et décida de mettre fin à sa vie le 23 juin 1937. A cette date funeste, la moitié de ses écrits – poésie, théâtre, romans – n’avaient pas encore été publiés, mais ils le seront post-mortem. A contrario, toute une partie de la production littéraire malgache de l’entre-deux-guerres – période pourtant féconde – est définitivement perdue. En effet, la diffusion se faisait par l’entremise de petits fascicules vendus à petits prix ou dans des revues périodiques ultra-confidentielles, perdus depuis longtemps. D’autres textes ne survivront que parce qu’ils ont été mis en musique, comme certains poèmes de Jean Verdi Salomon Razakandraina (1913-1978) qui signait sous le pseudonyme Dox et était déjà très populaire à cette époque. A partir des années 40, l’édition se structurera un peu plus, lui laissant l’occasion de publier des recueils (Ny Hirako en 1940, Solemita en 1949, Ny Fitiavany en 1957, etc.), ce qui lui assurera une postérité bien méritée.

De l’indépendance à aujourd’hui

Si l’écriture s’est particulièrement bien développée à Madagascar, c’est parce qu’elle est demeurée intimement associée au désir de préserver la culture. L’insurrection de mars 1947, durement réprimée par l’armée française, démontra à nouveau que l’île ne renonçait pas à regagner son indépendance, ce qu’elle finira enfin par pleinement obtenir en 1960. En cela, il n’y avait rien de contradictoire à ce que des écrivains œuvrent aussi en politique, à l’instar de Jacques Rabemananjara (1913-2005) qui occupa des fonctions importantes dans le gouvernement de Philibert Tsiranana, premier président de la République malgache de 1959 à 1972, et se vit remettre le Grand prix de la francophonie par l’Académie française en 1988. La préservation et la transmission passent également par l’ajout d’écrivains nationaux aux programmes scolaires – le malgache ayant fini par recouvrer son statut de langue officielle –, c’est par exemple le cas de textes de Georges Andriamanantena (dit Rado) ou de la prolixe Clarisse Andramampandry Ratsifandrihamanana, membre de l’Académie Malagasy et lauréate de pas moins de sept prix littéraires ! Enfin, transmettre ne signifie pas se cantonner à des frontières, au contraire Lucien Xavier Michel-Andrianarahinjaka a fait rayonner à l’international ce qu’il avait appris de la tradition orale chez les Betsileos, et Pierre Randrianarisoa s’est voulu véritable ambassadeur de Madagascar, politiquement et culturellement parlant.
Bien que le pays ait connu quelques sévères périodes d’instabilité depuis l’indépendance, il ne s’est jamais replié sur lui-même. L’ouverture étant acquise, elle s’est matérialisée de différentes façons. Nous pourrions songer à Esther Nirina (1932-2004) qui a vécu en France de 1950 à 1990, et s’est lancée en écriture grâce aux encouragements d’Hélène Cadou, veuve de René Guy Cadou. Sa poésie (Silencieuse respiration, Simple voyelle, Lente spirale…) est marquée par sa double culture, tout comme Esther Randriamamonjy qui a elle aussi voyagé, mais par les mots, ne se contentant pas de devenir l’écrivaine malgache la plus lue par les enfants, mais se faisant aussi traductrice de Victor Hugo ou d’Albert Camus. La traduction a de la même manière été l’une des casquettes d’Élie Rajaonarison, décédé brutalement en 2010 à 51 ans. Il a par ailleurs été un ardent défenseur des arts de la scène malgache, tout en devenant le fer de lance d’une modernité qui savait associer hip-hop et poésie. Son cadet de deux ans, David Jaomanoro (1953-2014), cultivait lui aussi l’art de mêler les genres, ayant commencé par la poésie, continué dans le théâtre, terminé en écrivant des nouvelles (Œuvres complètes, éditions Sépia). Pour conclure, la nouvelle génération semble bien décidée à continuer d’assurer ce rôle de passeur entre les différentes cultures et les différents genres littéraires. Née à Tananarive en 1966, Shaïne Cassim vit en France où elle est éditrice, traductrice et auteure pour la jeunesse dans plusieurs maisons (Deux sœurs en décembre chez Thierry Magnier, Je ne suis pas Eugénie Grandet à l’École des Loisirs). Pour sa part, Jean-Luc Raharimanana est un touche-à-tout prolifique, directeur de collection chez Vents d’ailleurs, metteur en scène, conférencier… et récipiendaire du Prix Tchicaya U Tam’si, du Grand Prix littéraire de Madagascar et du Prix de la poésie du Salon du livre insulaire d’Ouesssant ! En tant que romancier, il se découvre aux éditions québécoises Mémoire d’encrier (Tisser, 2021), mais aussi chez Rivages (Revenir, 2018) ou encore chez Joëlle Losfeld (L’Arbre anthropophage, 2004). Enfin, le bel accueil réservé à La Bouée publié chez Quidam éditeur en 2022 par Natacha Andriamirado, née en 1969, laisse à penser que la littérature malgache n’a pas fini de faire parler d’elle, ni de nous surprendre.