Aux origines
Un exemple flagrant de ces dissensions est un manuscrit fort ancien qui sera au XXe siècle utilisé comme argument politique, mais cela n’enlève rien ni à sa valeur ni au fait qu’il prenne en partie Vienne pour décor, une région que l’auteur, anonyme, semble parfaitement connaître. Sa Chanson de Nibelungen s’inscrit certainement dans la tradition des chansons de geste françaises et s’inspire sans aucun doute des légendes scandinaves, bien que d’aucuns aient voulu lui prêter une origine historique. Ce texte en moyen-haut-allemand, qui raconte les aventures de Siegfried, a été estimé remonter au tout début du XIIIe siècle.
D’origine autrichienne, Walther von der Vogelweide l’était peut-être également, comme semblent en témoigner certains de ses vers qui font allusion à sa jeunesse et à la « joyeuse cour de Vienne ». Pourtant, plusieurs pays prétendent encore l’avoir vu naître, preuve s’il en faut que sa postérité a traversé les siècles. Son œuvre politique et romantique est, à l’instar de celles d’Henrich von Melk et d’Ulrich von Liechtenstein, considérée comme l’une des plus grandes du Moyen Âge, une époque qui apprécie le Minnesang, cette poésie lyrique proche de notre amour courtois. Une variante, la Dörpeliche, serait née de l’imagination de Neidhart von Reuental qui s’amusait à camper des amours paysannes fort peu chevaleresques. Sa plume était habile et il n’hésita pas à embrasser plusieurs styles, mais elle savait se faire socialement critique, comme le sera le Meier Helmbrecht attribué à Wernher der Gartenaere, né près du lac de Constance, sans que l’on sache préciser s’il s’agit de la rive allemande ou de la rive autrichienne. Il évoque les ambitions d’un fils de paysan qui se rêvait chevalier, la morale de cette triste histoire ne lui donnera pas raison. Plus tardif, Oswald von Wolkenstein (1376/77-1445) est originaire du Tyrol mais ses longs voyages l’amenèrent aux quatre coins du monde et lui valurent autant d’admiration que la qualité de sa poésie.
Le goût des troubadours et autres poètes de cour pour l’oralité se transforme au fil des siècles en appétence pour le théâtre, et c’est la veine populaire qu’explorent tour à tour Josef Anton Stranitzky (1676-1726) et Gottfried Prehauser (1699-1769). Le premier donne vie à Hans Wurt, un bouffon qu’il se plaît à faire évoluer dans des parodies d’opéras courtois français et italiens qu’il traduit pour l’occasion, et dans des pièces (Haupt und staatsaktion) qui laissent la part belle à l’improvisation. Acteur et marionnettiste, à l’occasion arracheur de dents, il renonce aux cabanons de bois installés sur la Neer Markt, l’une des plus anciennes places de Vienne, pour prendre la tête du Theater am Kärntnertor. Le second est son digne successeur, il commencera d’ailleurs sa carrière en interprétant « Jean-Saucisse », un rôle qui lui vaudra d’être remarqué. En 1725, il rejoint Stranitzky à Vienne et le remplace à sa mort, l’année suivante, à la direction du théâtre. Il fera évoluer la mise en scène, notamment en faisant appel à l’ingénieux Josef Félix von Kurz (1715-1784), as de la pyrotechnique et génie de la machinerie. Leurs facéties prendront fin à la mort de Charles VI : les lieux de divertissement ferment puis sa fille, Marie-Thérèse d’Autriche qui lui succède en 1740, n’apprécie guère ces impromptus, n’ayant sans doute pas le cœur à rire. En littérature, l’époque coïncide également avec une rupture avec l’Allemagne, les grands courants qui agitent celle-ci - le Sturm und Drang et le Romantisme - ne faisant guère d’émules. Encore une fois l’heure n’est pas à la fête, d’autant plus si l'on respecte les prescriptions de Gerard van Swieten, médecin personnel de l’impératrice, qui propose tout bonnement de bannir les livres qu’il n’approuve pas, et ils sont nombreux à en croire Voltaire qui le raillera dans son pamphlet De l’horrible danger de la lecture (1765).
Du Biedermeier au Réalisme
Définitivement, c’est un certain classicisme qui s’impose et s’incarne sous les traits de Franz Grillparzer, né en 1791 à Vienne où il décèdera en 1872. La première œuvre qui lui vaut quelques considérations est l’oraison funèbre qu’il écrit pour Beethoven en 1827, ce qui cadre plutôt bien avec son pessimisme viscéral. Avant cela, il est tout de même salué pour sa pièce Das goldenes Vlies, trilogie inspirée de la mythologie grecque et de ses tragédies, jouée six ans auparavant, en 1821, dans sa ville natale. Pourtant, c’est véritablement à partir de 1847 – année de son entrée à l’Académie Impériale et de la publication de son roman Der Arme Spielmann – qu’il accède à la renommée. Lui qui n’a jamais osé épouser son amour de jeunesse est intimement associé à un courant de pensée qui encense le mariage, le confort petit-bourgeois et invite à se détourner de la sphère publique, le Biedermeier, que l’on fait généralement courir de 1815 à 1848 bien que son œuvre la plus représentative soit légèrement postérieure : L’Arrière-saison d’Adalbert Stifter paru en 1857. Les lecteurs français pourront se forger leur opinion en découvrant ce roman aux éditions Gallimard, dans tous les cas il fit débat, certains ne voyant que sentimentalisme dans cette histoire d’amitié, d’autres admirant l’esthétisme de ce très long récit dans lequel, certes, il ne se passe pas grand-chose, mais qui prône des valeurs simples et des plaisirs épurés.
L’appellation même de Biedermeier est chargée d’une certaine ironie, et fut donnée de façon rétroactive, au tout début du XXe siècle, par Adolf Kussmaul et son comparse Ludwig Eichrodt qui avaient inventé un personnage éponyme, caricature d’un instituteur rétrograde, plutôt mesquin et bêtement heureux de se contenter de peu. Mais il faudrait tout de même justifier cet immobilisme, qui semble scléroser la littérature, par le poids politique que Klemens Wenzel von Metternich fait peser sur l’Autriche. En effet, toute œuvre jugée un tant soit peu révolutionnaire est vouée à la censure. Autant dire que le dramaturge Johann Nestroy dut faire preuve d’un sacré doigté pour réussir à rester critique tout en déjouant la polémique, il usa pour cela de l’approche humoristique - très loin de la féerie qu’enchantait celui qui auparavant occupait son poste de directeur artistique au sein du Volkstheater, Ferdinand Raimund -, ses comédies se comptent par dizaines (Der Talisman, Der Zerrissene, etc.). Le poète Nikolaus Lenau se montra certainement moins arrangeant (ou moins subtil) mais cela était à l’image de son goût pour la révolte. Instable, physiquement puis psychologiquement, sa poésie douloureuse et désespérée a inspiré l’âme des musiciens.
La révolution qui gronde en 1848 desserre un peu l’étau, la défaite de Sadowa en 1866 change la donne, jusqu’à la fin du siècle les écrivains explorent le Réalisme, qu’il soit bourgeois ou poétique, et préparent l’adhésion au Naturalisme qui s’imposera au tournant du siècle. L’histoire littéraire a retenu l’amour qu’August Silberstein (1827-1900) vouait à la campagne et l’influence qu’il eut sur Peter Rosegger (1843-1918) qui partageait cet idéal, elle se souvient également de Ludwig Anzengruber (1839-1889) qui connut quelques trop rares succès sur les planches des théâtres (Der Pfarrer von Kirchfeld, Der Meineudbauer), et surtout de Ferdinand von Saar (1833-1906) qui en 32 nouvelles donna autant de tableaux de la société habsbourgeoise. La psychanalyse, quant à elle, n’oublie pas l’œuvre de Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), remis en lumière par Polanski en 2013 avec l’adaptation de son roman le plus célèbre, La Vénus à la fourrure (1870). Mais celui qui a véritablement personnifié le changement et l’entrée dans la modernité est Hermann Bahr, né à Linz en 1863.
Ère moderne et contestation
L’homme a voyagé quand il revient à Vienne, il a aussi connu quelques errances politiques, mais de Paris et de Berlin il ramène un esthétisme nouveau qu’il faudra bien qualifier d’avant-garde. C’est alors tout naturellement qu’autour de lui se réunissent des auteurs qu’il fait publier dans le Moderne Dichtung ou dans Die Zeit. « Jeune Vienne », comme ils se baptisent, prend ses habitudes au Café Griensteidl à partir de 1891. S’y réunissent Richard Beer-Hofmann, qui deviendra directeur de théâtre, l’écrivain impressionniste Peter Altenberg, mais aussi Felix Salten, le futur papa de Bambi, l’existentialiste Hugo von Hofmannsthal, et un dissident, Karl Kraus (1874-1936), qui très vite exercera à l’encontre d’Hermann Bahr la plume acérée qui lui vaudra sa terrible réputation de pamphlétaire. Le groupe reçoit aussi Arthur Schnitzler (1862-1931) dont La Ronde ne tardera pas à être censurée pour atteinte aux bonnes mœurs. Malgré cet interminable scandale – ces dialogues mettront 10 ans à être interprétés sur scène ! – il saura gagner les ferveurs du public avec ses pièces (L’Appel de la vie, La Comédie des séductions, etc., chez Actes Sud) et ses romans (Mademoiselle Else, Gloire Tardive, au Livre de Poche) dont la finesse psychologique ira jusqu’à impressionner Freud, le chantre de la psychanalyse qui se retrouvera également dans la passion qu’entretenait Schnitzler dans l’interprétation des rêves.
À dire vrai, Vienne n’est pas tout à fait la seule sphère d’influence de l’Autriche d’alors car Prague peut s’enorgueillir d’avoir vu naître d’immenses auteurs – Rainer Maria Rilke (Les Sonnets à Orphée, Lettres à Lou Andreas-Salomé, Lettres à un jeune poète) en 1875, Leo Perutz (La Troisième balle, La Neige de Saint-Pierre) en 1882, Jaroslav Hasek (Le Brave Soldat Chvéïk) et Franz Kafka (La Métamorphose, Le Procès, La Colonie pénitentiaire) en 1883, Franz Werfel (La Mort du petit-bourgeois, Le Paradis volé) en 1890 – et d’avoir accueilli Gustav Meyrink pendant 20 ans, lui qui l’a prise pour décor dans son chef-d’œuvre, Le Golem, paru en 1915. Trois ans plus tard, Prague devient capitale de la Tchécoslovaquie, l’Empire austro-hongrois est disloqué.
L’entre-deux-guerres s’annonce encore fécond mais l’idéologie nationale-socialiste s’infiltre, et fait exploser le monde des lettres autrichiennes. Les écrivains vont alors se disperser : ils seront nombreux à choisir l’exil, d’autres lui préfèreront un départ définitif… Ainsi, Hermann Broch part aux États-Unis où il publie en 1945 son plus grand livre, La Mort de Virgile, tandis qu’Ödön von Horváth (Jeunesse sans dieu, Un fils de notre temps) et Joseph Roth (Hôtel Savoy, La Légende du saint buveur) choisissent Paris où ils décèdent avant que la guerre n’éclate. Quant à Robert Musil, l’Anschluss le convainc de rejoindre Genève, abandonnant la plupart de ses manuscrits à Vienne et escomptant peut-être un retour qui ne se fera pas. Il n’emmène avec lui que L’Homme sans qualités, considéré comme son chef-d’œuvre, maigre consolation dans la vie anémiée qui sera la sienne jusqu’à sa fin brutale survenue en 1942. L’esthétisme de Musil et son érudition l’amènent à figurer parmi les plus grands écrivains que la littérature internationale ait connus. Enfin, Ernst Weiss (Le Témoin oculaire) se donne la mort, tout comme le fera Stefan Zweig avec son épouse le 23 février 1942 à Petrópolis, au Brésil, laissant une place qui ne sera jamais comblée. Né en 1881 à Vienne d’une famille juive d’origine morave, il avait reçu une éducation laïque et sévère, gage d’intégration selon son père. Très jeune attiré par la poésie, il devient docteur en philosophie et se frotte au monde au gré de ses voyages, mais le premier conflit mondial le laisse désemparé et le trouve profondément pacifiste. Amok, en 1922, lui apportera le succès. Désormais, la plupart de ses textes – de ses nouvelles (La Confusion des sentiments, Le Joueur d’échecs, etc.) à ses biographies (Marie Stuart, Magellan, etc.) en passant par son célèbre essai Le Monde d’hier – sont considérés comme des classiques.
La reconstitution sera lente bien que la scène littéraire soit soutenue par un gouvernement qui à nouveau cherche à se forger une identité. La souffreteuse Christine Lavant est découverte en 1945, elle multipliera les honneurs jusqu’à sa mort en 1973. Le roman de Gerhard Fritsch sur l’après-guerre, Moos auf den Steinen, semble mettre tout le monde d’accord, pourtant à partir de 1955 l’entente entre l’État et les écrivains se fissure. L’heure est à l’expérimentation, sinon à la contestation, et le Wiener Gruppe devient le symbole de ces nouvelles recherches inspirées en autres du surréalisme. Ils sont nombreux à évoluer dans ce cercle : Hans Carl Artmann (Die Sonne war ein grünes Ei), le poète visuel Gerhard Rühm, le théoricien post-moderne Oswald Wiener, Friedrich Achleitner qui écrit en dialecte, le chantre de la poésie concrète Ernst Jandl et son épouse Friederike Mayröcker lauréate du prix Georg-Büchner en 2004. La rupture entre l’Autriche et ses écrivains est parfaitement consommée quand commence à publier Thomas Bernhard (1931-1989) dont les personnages misanthropes n’hésitent jamais à critiquer leur pays. Dans cette veine critique, un second groupe émergera, le Forum Stadtpark à Graz, que rejoindra Peter Handke, prix Nobel 2019, et auquel sera associée Elfriede Jelinek, prix Nobel 2004.