La littérature guèze

À grand pays, grande histoire : celle de l’Éthiopie ne fut pas indemne d’événements qui coûtèrent la vie tant aux hommes qu’aux livres, la guerre l’opposant au sultanat d’Adal de 1527 à 1543 en faisant partie. Malgré tout, des manuscrits survécurent aux saccages et le plus ancien d’entre eux serait L’Évangéliaire de Garima que l’on estime remonter au Ve siècle. Le guèze – émanation d’une langue sémitique parlée en Éthiopie plus de deux siècles avant notre ère et retranscrite grâce à plusieurs alphabets avant que ne soit adopté un « abjad » composé uniquement de consonnes dont dérive l’alphasyllabaire actuel – servit en effet à véhiculer des textes chrétiens, religion adoptée vers 330 apr. J.-C. Il faudra ainsi, bien entendu, citer la Bible éthiopienne qui, forte de ses quatre-vingt-un livres, représente le plus grand canon au monde bien que certains textes soient considérés comme apocryphes. Parmi eux, le Livre d’Hénoch fascine car, si certains fragments en araméen avaient été découverts, ce n’est qu’en guèze qu’existe aujourd’hui une copie complète. Précisons enfin que l’âge d’or du royaume d’Axoum – fondé au IVe siècle av. J.-C. mais qui connut son apogée entre les Ier et VIe siècles – vit de nombreux documents traduits du grec, ce qui démontre les liens, facilités par l’accès à la mer Rouge, qui unissaient la future Éthiopie à ses lointains voisins, notamment à l’Égypte. Ce corpus, composé de textes religieux (vies de saints, règle de saint Pacôme), mais aussi d’ouvrages d’un tout autre ordre tel que le célèbre manuel d’histoire naturelle Physiologus, bestiaire réel et imaginaire, fut fondamental. Pourtant, de la période d’instabilité politique qui coïncida avec la chute du royaume axoumite, il ne reste rien.

Il faut attendre l’avènement de la dynastie salomonide – qui comme son nom l’indique revendique la paternité du roi Salomon – pour que fleurissent de nouvelles œuvres qui nous sont heureusement parvenues. Durant ce XIIIe siècle, le guèze est toujours utilisé à l’écrit, mais à peine à l’oral puisque l’amharique peu à peu s’impose. La nature des textes change alors, aux textes théologiques s’ajoutent des écrits plus ou moins mystiques comme La Légende du prophète Habacuc ou des récits de miracles, et surtout des chroniques royales à partir du règne d’Amda Seyon Ier, de 1314 à 1344. C’est à cette époque qu’est composé l’un des recueils les plus célèbres de la littérature éthiopienne, le Kabra Nagast (« Gloire des rois ») qui réunit des contes populaires et des traditions de plusieurs religions, mais surtout décrit la rencontre mythique entre la reine de Saba et le roi Salomon. Les traductions évoluent elles aussi : au grec, il est désormais préféré de donner des versions guèzes de textes arabes, bien que ceux-ci soient à la base d’origines copte ou en syriaque. Mais ce nouvel âge d’or rime aussi avec l’édification d’une identité nationale : Georges, saint patron de l’Éthiopie, se voit ainsi dédier une biographie, et chaque nouveau souverain ne manque pas de faire rédiger ses exploits. Le XVe siècle, décidément fécond, voit enfin émerger les prémices d’une littérature originale, bien que toujours empreinte d’une connotation religieuse, avec Le Livre des mystères du ciel et de la terre, voire apocalyptique avec le Fekkare Iyasus. Le siècle à venir s’annonce a contrario aride car les invasions musulmanes mettent à sac le patrimoine littéraire. Seuls de rares écrits visant à défendre la foi chrétienne paraissent, à l’instar de ceux d’Enbaqom, Arabe musulman converti au christianisme qui, dans Anqas’a amin (« La Porte de la foi »), conjure les nouveaux arrivants de suivre sa voie. Le pays connaît une seconde controverse : celle qui oppose le clergé éthiopien aux Jésuites. Pour que leurs arguments réciproques dépassent le champ des initiés et soient intelligibles (et convaincants !) pour le plus grand nombre, ces deux groupes se mettent à user de l’amharique. Le guèze refera son apparition après le départ des missionnaires en 1632 : de nouveaux ouvrages seront rédigés dans cette langue, dont l’encyclopédie théologique Hawi, il sera aussi mis à profit pour que s’épanouissent les « qenés », courts poèmes d’apparence simple dissimulant un double sens caché. À dire vrai, la littérature guèze vit tout de même son chant du cygne, elle va progressivement s’étioler au profit de la littérature en amharique qui va désormais – et définitivement – s’imposer, ouvrant de nouvelles perspectives.

La littérature amharique

L’amharique a en commun avec le guèze des origines chamito-sémitiques, et également l’alphasyllabaire enrichi de plusieurs consonnes. Parlé par la majorité des Éthiopiens, il constituait la seule langue officielle jusqu’en 1994, année où il dut partager ce statut avec la centaine d’idiomes du pays. À l’écrit, son usage démocratisé a signé l’élargissement des thèmes explorés par la littérature éthiopienne, bien que les premiers ouvrages restent dans des domaines déjà abordés en guèze : Chroniques royales du règne de Tewodros II (1855-1868), traduction de la Bible publiée au Caire. Au fur et à mesure, les genres littéraires vont toutefois se diversifier, un processus marqué par des influences occidentales aussi multiples que l’introduction de l’imprimerie au début du XXe siècle, les idées nouvelles colportées par les étudiants de l’entre-deux-guerres qui auront séjourné dans des universités étrangères ou la colonisation italienne de 1936 à 1941. En un mot, la littérature amharique réussira ce que n’avait pas tenté la littérature guèze : entrer dans la modernité par une description de la réalité, d’abord avec la volonté de créer une unité nationale en réponse patriotique aux attaques extérieures, ensuite en s’autorisant une critique sociale, enfin en évoquant l’exil.

En fer de lance, Afeworq Gebre Eyesus (1868-1947) est reconnu comme l’auteur du premier roman éthiopien, Libb Walled Tarik, publié à Rome en 1908, l’année même où le poète Tèssèma Eshèté (1876-1964) enregistrera à Berlin trente-quatre chansons en 78 tours. Heruy Welde Selassie sera lui aussi une figure marquante de la littérature amharique, d’autant plus qu’il évoluera dans tous les styles, de la poésie à la biographie, de l’essai au récit historique, son œuvre la plus émérite étant Wadaje Lebbe. Mekonnen Endelkachew (1890-1963) occupera quant à lui d’importantes fonctions politiques, se consacrant par ailleurs à l’écriture de pièces de théâtre, un destin à mille lieues de celui de sa cadette de six ans, Galanesh Haddis, qui acquit pourtant une vraie renommée grâce à son habilité dans le qené, art que lui avait transmis son père après qu’elle eut perdu la vue dans sa prime jeunesse.

Avec le XXe naît de nouvelles générations qui se verront confrontées brutalement aux événements du siècle, Kedebe Mikael se fera ainsi particulièrement prolixe lors de la période d’après l’occupation qui lui inspirera plus d’une vingtaine de livres. Ces écrivains bénéficieront en outre d’une éducation internationale, à l’instar de Mengistu Lemma (1925-1988) qui intègrera l’École polytechnique de Londres et fera la connaissance de George Bernard Shaw qui l’influencera dans la carrière de dramaturge qu’il entreprendra par la suite, signant avec Telfo bä kissie (« Mariage par enlèvement », 1957) la première comédie moderne (féministe !) de son pays natal. Si l’humour était son levier, il s’attachait surtout à décortiquer, dans un biais politique, l’affrontement entre traditions et mœurs nouvelles. Sebhat Gebre Egziabhér deviendra quant à lui le premier romancier éthiopien à être traduit en français avec Les Nuits d’Addis-Adeba (Actes Sud), grande fresque mettant en scène les noctambules de la capitale, des filles perdues aux ivrognes belliqueux. C’est d’ailleurs en France, à Aix-en-Provence, qu’il bénéficiera d’une bourse et prendra la mesure de la littérature européenne. Il reviendra ensuite en Éthiopie, écrira dans les journaux, contribuera à une traduction en amharique de Karl Marx et achèvera de peaufiner sa réputation d’écrivain engagé et novateur avec Tekusat en 1997, Säbatägnaw Mälak en 1999… Toujours dans la veine politique, Tsegaye Gabre-Medhin verra sa pièce racontant la vie d’Aboune Pétros, évêque exécuté pour s’être opposé à l’occupation italienne, censurée. Après une peine de prison, il se réfugiera aux États-Unis où il décédera en 2006, à 69 ans. Enfin, Berhane Mariam Sahle Sellassie, né en 1936, écrira lui aussi sur la guerre contre l’Italie, pour cela il usera de trois langues : l’amharique, l’anglais et le chacha, dialecte des Gouragué vivant dans le sud et le sud-ouest du pays.

La littérature contemporaine

Tsehay Melaku n’est pas seulement celle qui mérite le titre de première romancière éthiopienne, elle est également le symbole du tournant que prend la littérature éthiopienne à l’aube du nouveau millénaire. Depuis Qusa, son premier livre qui remporta un franc succès à sa publication en 1989, elle ne cessa de s’investir dans la vie littéraire et d’interroger la société contemporaine sur la question, notamment, de la place accordée aux femmes. À ce jour non traduite, elle est pourtant l’autrice d’une petite dizaine d’ouvrages, dont un recueil de poésie paru en 2002, Yesimet Tikusat. Nega Mezlekia jouit pour sa part d’une portée internationale avec son autobiographie Notes from Hyena’s Belly (Dans le ventre d’une hyène, Actes Sud) racontant son enfance sous le régime d’Haïlé Sélassié. Son récit, écrit en anglais, fut couronné par le prix du Gouverneur général remis au Canada, pays où il s’est installé dans les années 1980. C’est aussi un texte au fort accent autobiographique que publia Tedbabe Tilahoun qui dut se résoudre à le faire paraître aux États-Unis par crainte de la censure, Le Cantique des cantiques de Casantchis (éditions L’Archange Minotaure) n’éludant rien du quotidien des prostituées d’Addis-Adeba.

L’œuvre de Maaza Mengiste, qui vit le jour dans la capitale éthiopienne en 1971 avant de se plier à l’exil américain dès son plus jeune âge, se situe également entre ici et là-bas, histoire et monde contemporain. Ainsi, elle a en littérature exploré les deux versants de sa réalité, racontant la révolution des années 1970 dans Sous le regard du lion (Actes Sud), s’essayant au récit historique dans Le Roi fantôme (éditions L’Olivier), offrant un panorama complet grandement salué par les critiques internationales. Chance nous est enfin donnée de découvrir dans notre langue les écrits non moins éclairants de Dinam Mengestu qui parle d’exil dans Les belles choses que porte le ciel (Le Livre de Poche), Ce qu’on peut lire dans l’air et Tous nos noms (Albin Michel). À en croire le bel accueil réservé à la poétesse Liyou Libsekal, née en 1990, la littérature éthiopienne contemporaine n’a pas fini de surprendre et de convaincre.