Naissance et implantation de l’institution du malheur
Les prémices. Vers la fin de XVIIIe siècle, les premiers bagnards sont envoyés dans les lieux les plus insalubres qui soient de Guyane. Les pertes humaines sont alors énormes, si bien que la déportation continue d'être pratiquée, mais est loin d'être systématique. Ce n'est qu'en mai 1854, sous l'impulsion de Napoléon III, qu'une loi sur la Transportation – c'est à dire le transport de condamnés à des travaux forcés vers des terres souvent peu peuplées et inhospitalières – est votée. Quelques années plus tard, en 1858, les autorités françaises inaugurent officiellement le centre de détention de Saint-Laurent-du-Maroni, le Camp de la Transportation, marquant par la même le début d'un véritable travail de colonisation de la région. La même année sont installés tous les services de l'administration pénitentiaire (bureaux, hôtels pour le personnel supérieur, maisons des employés subalternes et des gardiens et un hôpital de douze bâtiments). En somme, c'est toute l'administration pénitentiaire qui prend une nouvelle dimension et qui s’organise. Saint-Laurent devient alors un pénitencier agricole et on utilise la force de travail des prisonniers pour pallier le manque de main-d’œuvre locale.
Un vecteur de colonisation. Le projet de coloniser le territoire et de développer l'économie de la Guyane à la manière des Anglais en Australie se concrétise donc enfin. La région de Saint-Laurent devient un exemple, et certaines des concessions guyanaises de culture de la banane et de la canne à sucre en viennent à être exploitées par des condamnés. Plusieurs chantiers forestiers sont ouverts et petit à petit, les colonies pénitentiaires édifiées sur le modèle de Saint-Laurent se multiplient. Les bagnards arrivant de métropole sont débarqués à Saint-Laurent, puis passent une visite médicale avant d'être répartis dans les différents centres de Guyane (une trentaine en tout). Il existe alors deux types de prisonniers : les « transportés » sont condamnés à des peines de travaux forcés (de 8 ans à la perpétuité) pour des crimes de droit commun, tandis que les « déportés » sont des opposants politiques, à l'image de Dreyfus, enfermé sur l'île du Diable pour trahison. Plus tard, à partir de 1885, s'ajoutera la catégorie des « relégués », qui sont généralement des délinquants récidivistes ayant commis des délits mineurs. Il convient de préciser que dès 1852, les premiers bagnards qui posent le pied sur les îles du Salut et en Guyane en général sont venus de leur plein gré, préférant purger leur peine sous les tropiques plutôt que dans un pénitencier métropolitain. Les autorités françaises envoient alors des individus par centaines, sans vraiment prévoir les moyens de les accueillir sur place. Très vite, la situation se dégrade. En 1863, suite à plusieurs épouvantables épidémies de fièvre jaune et à une situation sanitaire catastrophique, la déportation vers la Guyane et ses îles est interrompue. Le choix de Napoléon III se porte sur la Nouvelle-Calédonie. Pendant vingt ans, Saint-Laurent-du-Maroni ne recevra plus aucun Européen.
À la fin du XIXe siècle, le ton se durcit en France à l’égard des hors-la-loi. Selon la bourgeoisie, toute puissante à cette époque, le territoire national ne peut plus supporter la présence des criminels, bandits ou même simples délinquants. Le principe de la déportation et des travaux forcés est donc remis au goût du jour et appliqué plus largement, même pour des délits bénins : la « relégation » est votée, et vise ouvertement les délinquants récidivistes. Comme cette règle ne semble pas encore suffisante, on instaure le « doublage », qui consiste à maintenir en Guyane, pour une durée égale à celle de leur détention, les bagnards ayant écopé d'une peine de 8 ans maximum et ayant été libérés afin qu’ils y travaillent, mais cette fois librement, pour leur propre compte. Le principe est terriblement pervers, car très peu d’ex-bagnards peuvent alors trouver un emploi normalement rémunéré, la totalité ou presque de l'économie étant liée au système pénitentiaire. Sans ressources et livrés à eux-mêmes, la plupart des libérés replongent dans l’illégalité et retrouvent leur statut de prisonnier.
Vie quotidienne dans l’univers pénitentiaire
Corruption et inégalité sociale étaient les bases de l’organisation sociale pénitentiaire en Guyane. Pour faire simple, c'est l’argent qui constituait la solution à tous les problèmes, ou presque. Il permettait notamment de recevoir une affectation privilégiée et moins pénible que le travail en forêt. Pour conserver leur pécule durant tout le voyage depuis la métropole, les bagnards utilisaient le célèbre « plan ». Introduit par l’anus, ce petit tube métallique creux servait à cacher les billets à l’intérieur du corps, dans les intestins de leur propriétaire. Si la planque était sûre, elle exigeait une santé de fer, et les décès dus aux infections intestinales n’étaient pas rares. Il faut dire que les maladies n'épargnaient pas les bagnards : la plus répandue et la plus terrible de toutes était sans doute le paludisme. Rare, la quinine n’était administrée que dans les cas les plus graves, donc souvent trop tard. Détenus et gardiens enduraient d’une même façon les effets ravageurs de la fièvre paludéenne. Les bagnards les plus faibles ou les plus jeunes étaient vite pris à partie par les autres, plus costauds, plus endurcis, et ne pouvaient compter que sur leur courage et leur astuce pour se tirer d’affaire, les gardiens faisant preuve du plus grand laxisme dans leur surveillance. La seule occupation des bagnards était finalement le travail. Là aussi, la nature des traitements était particulièrement inégale. Si certains parvenaient, moyennant finances, à décrocher un poste presque administratif à Cayenne, d’autres, moins chanceux ou moins fortunés, arpentaient les forêts guyanaises pour y couper du bois.
Les châtiments réservés aux plus indisciplinés des prisonniers étaient divers et variés, administrés dans des cadres particulièrement insalubres. Un traitement très raffiné à base de paludisme, de privations et de sévices permettait de mettre rapidement un terme aux aspirations révolutionnaires des plus coriaces. La bastonnade par exemple : le nombre de coups était fixé par décret à Paris. Les fouettards, qui sont aussi bagnards, ne faisaient pas de difficultés pour rendre encore plus terribles les supplices, selon l'humeur des gardiens. Le bagnard Maynard parle ainsi du fouettard Ambarrek : « Quand il frappait les condamnés liés au banc fatal, il se hissait sur la pointe des pieds afin que le fouet tombât de plus haut et se pelotonnant tout à coup comme un fauve, il abaissait le fouet à nœuds et le tirait horizontalement. Cet Arabe était le seul correcteur qui du premier coup arrachait avec son fouet à sept lanières des lambeaux de chair écarlate. Sa figure se contractait, ses yeux étincelaient. Il montrait toutes ses dents. Il était épouvantable ». L'arrivée de Jules Grévy à la présidence de la République mit fin, au début des années 1880, aux châtiments corporels. La guillotine en revanche continua à jouer son funeste rôle dans les camps.
La menace dissuasive du bagne
Au début du siècle passé, la France savait déjà que les ambitions initiales, à savoir user du bagne comme d'un moyen efficace pour développer la Guyane, étaient pure utopie : le bilan économique du travail des bagnards était bien maigre au regard des sacrifices accomplis par ces hommes. Mis à part quelques succès telles que l'exploitation agricole de Kourou, ou bien l'industrie de la brique sur l'ensemble du territoire (avec lesquelles quelques maisons de Saint-Laurent-du-Maroni sont construites), ce fut une débâcle. Les îles du Salut restaient malgré tout un symbole très fort pour la justice française. La condamnation au bagne guyanais de certains individus suite à des procès très médiatisés servait d'exemple. La peur de la terre maudite dont on ne revient que très rarement fit, pendant un temps, l'affaire de l'ordre public français. Le bagne guyanais doit en effet notamment sa triste renommée à plusieurs pensionnaires qui ont fait, du temps de leur incarcération ou à la suite de celle-ci, la une des actualités. Il faudra attendre les années 1920-1930, et notamment les dénonciations du journaliste et écrivain Albert Londres (Au bagne, 1923), pour que l'idée d'une fermeture du bagne soit évoquée. Ce sera fait en 1938, grâce au député Gaston Monnerville, mais le rapatriement total des bagnards prendra encore quinze ans.
Alfred Dreyfus, dont la dégradation militaire et l'incarcération arbitraire à la suite d'une parodie de procès pour trahison ont été à l'origine d'une profonde division de la société française sur fond d'antisémitisme, est sans doute le pensionnaire le plus célèbre du bagne de Guyane. Capitaine, polytechnicien, juif d'origine alsacienne, l'homme est condamné au bagne à perpétuité en 1894. Il est incarcéré sur l'île du Diable l'année suivante, dans le plus grand secret. Il sera finalement innocenté et libéré en 1906.
Guillaume Seznec est condamné aux travaux forcés à perpétuité en 1924 pour le meurtre du conseiller général du Finistère Pierre Quéméneur. Il commence sa peine au Camp de la Transportation de Saint-Laurent-du-Maroni en 1927, puis est transféré l'année suivante au bagne des îles du Salut. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, il bénéficie d'une remise de peine et rentre en France en 1947. Il meurt en 1954 des suites de ses blessures après un accident de la circulation. Son procès fit l'objet de nombreuses révisions, restées sans changement de verdict jusqu'à aujourd'hui, mais Guillaume Seznec et ses proches n'auront cessé de clamer son innocence. En 2015 est publié le témoignage inédit de l'un des enfants du couple Seznec. Ce dernier aurait vu à l'époque sa mère se défendre des avances de l'élu du Finistère, avant de voir ce dernier étendu sur le sol. Guillaume Seznec aurait peut-être alors couvert son épouse.
Henri Charrière, dit « Papillon », est condamné en 1931 aux travaux forcés à perpétuité pour le meurtre d'un de ses amis. D'après son récit, quarante-trois jours après son arrivée aux îles du Salut, il s'évade. Repris peu de temps après, il tentera plusieurs fois de se faire la belle, dont la dernière, en 1941, sera la bonne puisqu'il n'est jamais repris. Blanchi après la guerre pour son comportement héroïque pendant le conflit, il écrit en 1969 un récit de ses aventures qui devient un best-seller et est adapté au cinéma. La véracité de ce récit a été vivement critiquée : l'évasion de « Papillon » est sans doute la plus légendaire et la moins fondée des anecdotes de l'époque. Certes, il tenta de se faire la belle, mais seulement lors d'un séjour dans un camp forestier situé près de l'actuel aéroport et certainement pas à partir des îles. Henri Charrière s'appropria vraisemblablement l'évasion entreprise par Fontan et Simone. Pour ce dernier, la tentative se termina dramatiquement puisqu'il mourut aspiré par la vase qui recouvrait le rivage !