Découvrez DUBLIN : James Joyce, l’écrivain qui divise et qui interroge

Monument de la littérature mondiale, l’Ulysse de James Joyce est une « blague de libraire », un de ces livres que l’on aime prétendre avoir lu et qui pourtant, en s’y frottant, laisse tout d’abord vraiment perplexe. Roman à clefs, comme l’expliquent les spécialistes – ils sont légion –, cette œuvre interroge sur la personnalité de celui qui en a accouché, sur son parcours, ses fulgurances, ses objectifs, mais aussi sur sa ville, Dublin. L’Irlandais, qui n’a cessé d’user d’éléments autobiographiques pour donner corps à ses œuvres, de jouer du symbolisme et des essais stylistiques, de placer des références personnelles et d’entretenir ses superstitions, paraît pourtant insaisissable, à la lecture de ses relations, de ses déboires et de ses errances géographiques, il demeure mystérieux. Une légende humaine et littéraire, qui divise toujours aujourd’hui et reste pourtant célébrée tous les 16 juin, évidemment, en Irlande.

Jeunesse

C’est dans une banlieue plutôt cossue de Dublin, Rathgar, que naît James Augustine Joyce le 2 février 1882, une enfance qui se déroule au gré des grossesses de sa mère – elles seront nombreuses – et de multiples déménagements car son père, qui lève le coude plus que de raison, doit composer avec les licenciements et autres faillites personnelles. En 1887, la famille s’installe à Bray. James y rencontre Eileen, la fille de leurs voisins protestants. L’amourette n’est guère au goût de Mrs Conway, surnommée « Dante », dévote catholique et parente éloignée de son père qui vit alors avec eux et assure son éducation. Le jeune garçon étudie chez les Jésuites, à Clongowes Wood, une expérience marquante. Il devra néanmoins quitter le collège trois ans plus tard quand les moyens financiers viendront à manquer. C’est alors le départ pour Blackrock, le passage d’« une prospérité relative à une véritable pauvreté », comme s’en souvient son cadet, Stanislaus Joyce, dans son récit Le Gardien de mon frère, paru en 1966 aux éditions Gallimard et aujourd’hui malheureusement épuisé. Mais c’est aussi le début de l’écriture pour James qui a toujours montré une appétence pour la littérature et la philosophie – son premier poème, Et Tu Healy, composé à l’âge de 9 ans, est dédié à Charles Stewart Parnell, personnalité emblématique de la lutte pour l’indépendance de l’Irlande alors sous domination anglaise. Il est dit que ses parents sont si fiers qu’ils font imprimer sa prose et en envoient même un exemplaire au Vatican.

Viendront ensuite d’autres établissements et un rejet progressif de l’autorité catholique. James refuse d’entrer dans les ordres et rejoint l’Université de Dublin où il étudie les lettres et les langues étrangères (français et italien). Le monde littéraire s’ouvre à lui, il y prend place en présentant un essai sur le dramaturge norvégien Henrik Ibsen qui l’en remerciera. En cette belle année 1903, diplôme en poche, le monde s’offre à lui : il choisit Paris sous prétexte d’apprendre la médecine mais passe finalement plus de temps à dilapider son argent dans les troquets en compagnie de ses concitoyens, William Butler Yeats et John Synge. À peine quelques mois plus tard, l’annonce du cancer de sa mère sonne la fin de la fête. Il retourne au pays la veiller jusqu’à sa mort, puis continue de se vouer au démon familier de son père, l’alcool. L’année suivante sera pourtant importante : il compose des poèmes, et certains sont édités. Ils seront finalement réunis dans le recueil Musique de chambre (1907). Mais surtout il écrit un texte à forte inspiration autobiographique, Portrait de l’artiste, qui sera certes refusé par le magazine Dana mais lui servira de fondation pour le roman plus conséquent qu’il se décide alors à entreprendre, Stephen le héros. Celui-ci, selon la légende, succombera en partie aux flammes avant de renaître sous le titre Dedalus, publié en 1916, un ouvrage que nous connaissons désormais sous son nom et sa version définitifs, Portrait de l’artiste en jeune homme (Folio). Mais de 1904 il faut également retenir une date, le 16 juin. Ce jour-là, il a rendez-vous avec une jeune femme abordée quelques jours plus tôt, Nora Barnacle, qui deviendra sa compagne, son grand amour et sa muse. Il célèbrera à sa manière cet événement en faisant tenir l’intrigue de son futur chef-d’œuvre, Ulysse, au cours de cette unique journée, car chez Joyce, on le comprend vite, tout est symbole et recyclage des éléments de sa vie. En août paraît dans The Irish Homestead une nouvelle, Les Sœurs, un autre format qu’il va se plaire à expérimenter à maintes reprises dans les années à suivre.

Exil

Après quelques tristes péripéties dublinoises, mais aussi de fortes rencontres, notamment celle d’Alfred H. Hunter qui lui servira de modèle pour le futur Leopold Bloom, Joyce se décide à quitter l’Irlande. Le couple s’exile vers Zurich, puis à Trieste où il s’installe après une courte incartade à Pola. Bien que très délicates financièrement parlant, ces années sont fertiles : naissent deux enfants – Giorgio en 1905, Lucia Anna en 1907 – et une amitié, avec Ettore Schmitz, que nous connaissons sous son nom de plume, Italo Svevo. Ayant rédigé une quinzaine de nouvelles, certaines parues dans des revues, Joyce se décide à les publier ensemble et signe un contrat avec Maunsel en 1909. Mais l’entente tourne à la discorde. Son éditeur craint les représailles car Joyce, à son habitude, s’est inspiré de personnes de son entourage, n’hésitant pas à rapporter leurs propos sur des questions politiques. Il écrit au roi George V, demandant une permission qui ne lui est ni donnée ni refusée, Maunsel cède. Pourtant, comme le rapporte Valéry Larbaud, futur admirateur enthousiaste qui lui écrira une préface, le jour où James vient prendre possession de ses fascicules, le stock entier est déjà parti en fumée, acheté en totalité puis brûlé sur place par un homme, visiblement mécontent, dont l’identité restera un mystère. Joyce récupère un unique exemplaire, qui servira de base pour Gens de Dublin (disponible chez Folio sous le titre Dublinois) qui sera publié, enfin, deux ans plus tard à Londres par Grant Richards. Suite à ce douloureux épisode, survenu en 1912, Joyce ne reviendra plus jamais en Irlande, et continuera pourtant de faire vivre sa ville natale dans ses écrits, avec une impressionnante exactitude.

En 1915, la guerre chasse la famille vers Zurich et les revenus sont toujours maigres mais Ezra Pound, qu’il a rencontré quelques années auparavant, intervient pour lui faire accorder des bourses littéraires, et lui trouve une mécène, Harriet Shaw Weaver. La renommée de Joyce prend de l’ampleur. Il ne cesse de travailler à sa pièce, Les Exilés, et à sa grand-œuvre, Ulysse, tous deux commencés juste avant son départ pour la Suisse. En 1917, ses yeux, qui l’avaient déjà fait souffrir, doivent subir une opération suite à un glaucome. Il arrive néanmoins à achever les premiers chapitres de son roman et sa pièce qui, jouée en 1919 à Munich, provoque un vrai scandale. La réception d’Ulysse, publié en fragments dans le magazine américain The Little Review dès 1918, est quant à elle plutôt bonne, pour l’instant, car en octobre 1920 le feuilleton doit s’arrêter suite à une plainte pour obscénité déposée par la New York Society for the Suppression of Vice.

Consécration

Au 71, rue du Cardinal-Lemoine, dans la capitale parisienne qu’il a rejointe après la guerre, Joyce met un point final à son roman. Le 2 février 1922, le manuscrit est publié par Sylvia Beach, la fondatrice de la librairie parisienne Shakespeare and Company qui s’autorise cette unique aventure éditoriale devenue épopée, puisque les typographes de l’imprimerie Darantière ne maîtrisent pas la langue anglaise et que, brutalement, leur stock de « w » semble insuffisant, ce qui expliquera les très nombreuses coquilles de ce prime tirage. La première traduction française, due à Auguste Morel, ne paraîtra qu’en 1929 à La Maison des amis des livres grâce à l’engagement d’Adrienne Monnier qui avouait, pourtant, ne pas avoir tout compris au texte. Une seconde traduction, collective et collaborative, sera proposée en 2004 par les éditions Gallimard. À la lumière des années passées, il est évidemment compliqué d’imaginer la réception réelle du texte à l’époque : précisons simplement que le livre est censuré aux États-Unis jusqu’en 1933 au motif de pornographie (il finira par y être publié l’année suivante, puis 2 ans plus tard en Angleterre), qu’à son journal Virginia Woolf, qui s’y connaît pourtant en flux de conscience, confie qu’il est indécent (avant de se rétracter et d’évoquer un certain génie), qu’au contraire Hemingway s’enthousiasme au point de faire passer des exemplaires en douce à ses concitoyens américains. En un mot comme en cent, Ulysse ne laisse pas indifférent. Mais de quoi parle donc ce roman sur lequel tant ont une opinion sans pour autant l’avoir ouvert, terminé ou aimé ? À première vue, au nombre de pages, il s’agit d’un projet conséquent, le titre, second indice, évoque l’Odyssée, mais quand on plonge dans la structure du texte, démarche qui facilite la prise en main de celui-ci, on comprend à quel point Joyce avait de l’ambition. Et pourtant l’intrigue tient en une ligne : il y est question de la journée du 16 juin 1904 que vont traverser Stephen Dedalus (Télémaque), puis Leopold Bloom (Ulysse) de 8 heures à 3 heures du matin, dans la ville de Dublin. Le premier est le double de l’auteur, le second erre dans les rues pour éviter de retrouver sa femme infidèle puis s’engage dans d’étranges activités. Le texte original ne comportait pas de subdivisions, mais pour en faciliter la lecture, Joyce avait livré une sorte de schéma explicatif en dix-huit épisodes, chacun relié à une heure, un lieu, mais aussi à un organe, une couleur, un art, un symbole… Chaque chapitre concerne un personnage et s’autorise un style particulier, en cela le roman est expérimental et audacieux. On y entre par une conversation à laquelle on ne comprend goutte, car rien ne nous est expliqué, on en sort par le monologue intérieur (sans ponctuation) de la femme de Leopold Bloom mais, à dire vrai, rien n’oblige à le lire de façon linéaire. En bref, Ulysse est expériences de lecture, au pluriel, qui depuis 1954 inspire aux Irlandais une fête annuelle, le Bloomsday, et aux chercheurs, en quête d’explications et de références à la vie réelle de Joyce, de longues études.

L’écrivain n’a pas dit son dernier mot : le 10 mars 1923, il s’engage dans un travail qu’il publie à nouveau sous forme de fragments dans diverses revues, notamment Transition. C’est son Work in progress, « travail en cours » dans lequel le seconde son assistant, Samuel Beckett. Sous son titre définitif et sa forme complète, Finnegans Wake ne paraîtra pas avant mai 1939, aux éditions londoniennes Faber&Faber. Sa rédaction est compliquée par le fait que Joyce doit affronter plusieurs problèmes dans sa vie personnelle : son père décède en 1931, sa fille Lucia commence à présenter de sérieux signes de schizophrénie, et lui-même a une vue qui décline de plus en plus. Mais la complexité tient aussi à sa nouvelle ambition : le texte est encore plus ardu qu’Ulysse et mêle plusieurs langues ; la lecture des premiers fragments en laisse beaucoup dubitatifs. Pour rassurer sur sa bonne santé mentale, Joyce se décide à publier en 1927 un recueil de poèmes, Pomes Penyeach et, dans la même optique, en 1939, certains de ses admirateurs font paraître Our Exagmination Round his Factification for Incamination, sorte de manifeste en faveur de l’écrivain, à moins que ce ne soit un encouragement. Deux ans après la parution de son ultime roman, le 13 janvier 1941, James Joyce succombe à Zurich de la perforation d’un ulcère. Il laisse derrière lui Nora Barnacle, qui lui survivra 10 ans, mais aussi un petit-fils, Stephen, dont il avait célébré la naissance dans le poème Ecce Puer (1932) dans lequel il évoquait également la mort de son père. Stephen Joyce, né en France, va devenir l’héritier testamentaire de son grand-père, faisant régner la terreur sur le monde littéraire et horrifiant les chercheurs en avouant, dans un sourire, avoir brûlé certaines correspondances. Le culte qu’il vouait à son grand-père, sa volonté d’intenter procès sur procès à quiconque osait toucher ne serait-ce qu’une virgule aux textes originaux, son désir de protéger l’intimité familiale, quitte à détruire des archives inestimables, et les droits d’auteur faramineux qu’il demandait, finirent de lui tailler une réputation diabolique. L’œuvre de James Joyce est tombée dans le domaine public en 2012, au grand soulagement des joyciens. Stephen Joyce est décédé huit ans plus tard sans que l’on sache exactement ce qu’il emportait dans la tombe.

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