Les origines du peuplement grec
Les ancêtres des Grecs ont pénétré en Albanie six ou sept siècles avant les Illyriens. On retrouve en effet les traces d’une implantation mycénienne dans la partie nord de l’Épire tout au long du IIe millénaire avant notre ère. La partie sud accueille pour sa part le plus ancien sanctuaire oraculaire grec, celui de Dodone, près de Ioannina. Jouissant d’une large aura, il a joué un rôle essentiel dans l’hellénisation du sud de l’Albanie. Par ailleurs, l’Épire était bien connue des Grecs anciens : proche de l’île d’Ulysse (Ithaque), la région est abondamment citée dans L’Odyssée d’Homère. Quant à la mythologie grecque, elle fournit une explication sur l’installation des tribus grecques en Albanie à partir du Xe siècle av. J.-C. La tradition veut que Cadmos, fondateur légendaire de Thèbes, suivant les conseils de la pythie de Delphes, ait pris la tête des Enchéléiens pour s’emparer de l’Épire. Ce n’est pas tout à fait faux, puisque les Enchéléiens, des Illyriens de la région d’Ohrid, furent souvent des alliés des Grecs d’Albanie.
Les tribus grecques
Au Ier millénaire avant notre ère, plusieurs peuples s’installent en Albanie, parmi lesquels les Illyriens, mais aussi des tribus grecques. Celles-ci s’implantent dans l’Épire, de part et d’autre de la frontière actuelle. Au nombre de quatorze, elles sont dominées par les Chaoniens, les Thesprotes et les Molosses. Au fil des siècles, les Illyriens du Sud sont hellénisés à des degrés variés, notamment les Bylliones. Grecs et Illyriens de l’Épire ont aussi en commun un système tribal et dynastique bien différent du modèle classique de la cité-État grecque.
Les Chaoniens. De toutes les tribus grecques, ce sont eux qui ont laissé le plus de vestiges en Albanie, à commencer par Bouthroton, aujourd’hui Butrint, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Installés entre la vallée de la Vjosa et la côte ionienne, les Chaoniens établirent leur centre politique à Phœnicè, ville dotée de puissants murs cyclopéens qui devint la capitale des tribus grecques de l’Épire au IIIe siècle av. J.-C. Ils fondèrent aussi Antigonia, près de Gjirokastra, ainsi que plusieurs ports tels Chimaera (Himara) et Onchesmos (Saranda).
Les Thesprotes. Implantés au sud de l’Épire, ils contrôlaient trois peuples grecs en Albanie : les Parauiens dans la partie centrale de l’Épire, les Tripolissiens le long du massif du Pinde et les Chavnis, sans doute les ancêtres des Chaoniens. Si les Thesprotes ont laissé quantité de vestiges côté grec, aucun site ne subsiste en Albanie. L’unique ville connue, Artichia, fut fondée par les Parauiens aux alentours de Permët. Mais elle n’a jamais été localisée.
Les Molosses. Réputés pour leur roi Pyrrhus et leurs chiens de combat, ils s’imposèrent comme la plus puissante tribu à partir du VIe siècle av. J.-C. Parmi leurs inféodés grecs, les Amantes ont laissé le très beau site d’Amantia. Quant aux Dassarètes, ils fondèrent Ohrid (Macédoine du Nord), Gertous et Kreonion (non localisées) ainsi que Kodrion, près du village de Tunja. En 370 av. J.-C., les Molosses prirent la tête de la Ligue épirote rassemblant toutes les tribus grecques. Le roi Pyrrhus Ier (318-272 av. J.-C.) conduisit cette alliance jusqu’en Sicile. Mais une série de coûteuses victoires contre les Romains lui valu finalement la défaite. Il en reste l’expression « une victoire à la Pyrrhus ».
Les Bylliones. Implantés sur les territoires des Chaoniens, ces Illyriens furent à ce point hellénisés que certains chercheurs estiment aujourd’hui qu’ils étaient grecs. D’ailleurs, vers 200 av. J.-C., les Bylliones sont même invités à participer aux Jeux pythiques de Delphes. Ce sont en tout cas les seuls Illyriens à avoir laissé de véritables vestiges urbains en Albanie. En particulier le remarquable site de Byllis fondé au IVe siècle dans la vallée de la Vjosa. Un sommet voisin abrite quant à lui le site de Nikai, ville bâtie sur le modèle d’Amantia avec les mêmes murs cyclopéens.
Les cités grecques
À partir du VIIe siècle av. J.-C., des colons principalement venus de Corinthe, de Corfou et de l’île d’Eubée (à l’est d’Athènes) fondent six cités-États sur le littoral albanais. Celles-ci entretiennent des relations complexes, parfois violentes, entre elles et avec les tribus grecques et illyriennes. Corinthe a lancé le mouvement au VIIIe siècle av. J.-C. en créant Corcyre (Corfou) et Syracuse (Sicile). Elle entend contrôler le commerce dans l’Adriatique, contrer l’expansion de la tribu illyrienne des Liburniens (Monténégro), mais aussi s’emparer de « l’or noir albanais », le bitume d’Apollonie.
Durrës. Fondée sous le nom d’Epidamnos, la plus ancienne cité d’Albanie est aujourd’hui le premier port du pays. Elle est créée en 627 av. J.-C. par Corcyre. Celle-ci est alors une colonie de Corinthe. Mais en 664 av. J.-C., Corcyre gagne sa quasi-indépendance après avoir remporté la première grande victoire maritime de l’histoire face à la flotte corinthienne. Des colons des deux villes cohabitent néanmoins dans la nouvelle cité installée sur le territoire de la tribu illyrienne des Taulantins. Epidamnos se développe, mais elle conserve un système oligarchique qui engendre la colère des habitants. En 435 av. J.-C., le conflit qui éclate entre nobles et démocrates dégénère, au point de provoquer la longue guerre du Péloponnèse. La ville en sort affaiblie. Elle passe sous la coupe des Molosses puis des Macédoniens. En 229 av. J.-C., elle est annexée par les Romains sous le nom de Dyrrachium. Point de départ de la via Egnatia vers Constantinople, elle verra passer bien des envahisseurs, des Normands de Robert Guiscard (1081) aux troupes fascistes de Mussolini (1939). Constamment remaniée, Durrës n’a guère conservé que son amphithéâtre romain, le plus grand des Balkans. Son musée archéologique possède quant à lui de rares vestiges des Bryges, peuple oriental arrivé en Albanie en même temps que les Illyriens et les Grecs.
Apollonie d’Illyrie. Avec son théâtre installé à flanc de colline et son portique élancé, c’est un des plus beaux sites archéologiques du pays. Mais il se mérite. Pour y parvenir, il faut traverser la maussade ville de Fier ainsi que des champs d’extraction de pétrole, de gaz et de bitume. C’est ce dernier qui a fait la fortune d’Apollonie d’Illyrie. Plus riche ville antique d’Albanie, elle fut aussi la plus importante des vingt-quatre cités grecques de Méditerranée nommées en l’honneur du dieu Apollon. Elle est fondée en 588 av. J.-C. par Corcyre et Corinthe sur un territoire où cohabitent les Amantes (Grecs) et les Taulantiens (Illyriens). Comptant jusqu’à 60 000 habitants, la cité adopte le modèle de l’oligarchie. Serfs illyriens et esclaves sont mis à contribution pour exploiter le bitume de la mine de Selenica, située 30 km au sud et toujours active. Ce matériau noirâtre et inflammable est alors surtout utilisé pour rendre étanches les amphores destinées au commerce. Conquise par des Molosses puis des Romains, la cité périclite du fait de l’envasement de son port. Abandonnée à la fin du Ve siècle, elle est redécouverte grâce aux archéologues français Léon Rey (années 1920) et Pierre Cabanes (années 1990). Le site abrite un beau musée installé dans un ancien monastère.
Vlora. Première capitale de l’Albanie en 1912, Vlora est fondée par les Corinthiens au VIe siècle av. J.-C. Située à seulement 72 km de l’Italie, elle reçoit le nom d’Aulon (ou Avlona), « détroit » en grec. Profitant d’une baie bien protégée et proche du bitume de Selenica, elle est directement défendue par l’imposante forteresse de Kanina, érigée à partir du IVe siècle av. J.-C. Reliée à Butrint par une route côtière, Aulon noue aussi des liens étroits avec les tribus de l’arrière-pays, notamment les Grecs d’Amantia. Mais la concurrence d’Apollonie et d’Epidamnos l’empêche de se développer réellement jusqu’à l’arrivée des Romains.
Orikum. Abritant l’unique marina du pays, ce port placé au sud de la baie de Vlora est célèbre pour avoir servi de base à Pompée lors de sa guerre contre Jules César (49-45 av. J.-C.). Il s’agit peut-être de la première colonie grecque d’Albanie, puisque Orikos – son nom grec – aurait été fondée par des Érétriens de l’Eubée vers 734 av. J.-C. Mais les plus anciennes découvertes remontent pour l’heure au VIe siècle av. J.-C. Longtemps habitée par des autochtones illyriens et grecs, elle est à nouveau occupée par des colons eubéens au IIIe siècle av. J.-C. Le port prend par la suite une vocation militaire, accueillant aussi bien des galères romaines que des sous-marins soviétiques. Le site archéologique, toujours placé dans une base de la marine albanaise, ne conserve pas de monument grandiose. Mais il offre une belle promenade à l’entrée du parc national marin Karaburun-Sazan.
Treport. Juste au nord de la baie de Vlora, près de la petite île de Zvërnec, les murs d’une ancienne forteresse tombant dans la mer sont probablement les uniques vestiges de la cité de Thronion. Elle fut fondée par des colons de Locride (Grèce centrale) et de l’Eubée au VIe siècle av. J.-C., mais détruite par Apollonie vers 450 av. J.-C. Cette dernière célébra sa victoire contre Thronion en érigeant un monument au sanctuaire d’Olympie.
Lezha. Bastion de la résistance aux Ottomans au XVe siècle avec la ligue de Lezha, la ville abrite le tombeau de Skanderbeg. Elle fut fondée sous le nom de Lissos par les Corinthiens de Syracuse en 385 av. J.-C. après une écrasante victoire contre les Molosses remportée avec l’aide du royaume illyrien de Dardanie. Rapidement, une énorme enceinte est érigée à l’emplacement de la citadelle actuelle. Avec ses murs de 2 500 m de longueur, Lissos passe pour la cité la mieux protégée de l’Albanie antique. Mais cela ne suffira pas. Au IIIe siècle av. J.-C., elle est conquise par les Labéates (Illyriens), puis par les Macédoniens. Reprise par le roi des Labéates Gentius (qui a donné son nom à la gentiane), elle sera le dernier fief illyrien à tomber lors de la conquête romaine, en 168 av. J.-C.
Des Macédoniens aux Byzantins
Alexandre le Grand. Il occupe une place à part dans l’imaginaire collectif albanais. Son nom fut repris par Skanderbeg (Iskander bey en turc, littéralement « prince Alexandre »). Nombreux sont les habitants à affirmer que le roi gréco-macédonien était « à moitié albanais ». En fait, la mère d’Alexandre, Olympias, était une Grecque de l’Épire, fille de Néoptolème Ier, roi des Molosses. En tout cas, c’est en Albanie que le célèbre conquérant remporta sa première grande victoire : le siège de Pélion en décembre 335 av. J.-C. Alors que les Macédoniens sont en lutte depuis plus d’un siècle contre les Grecs et les Illyriens autour des lacs d’Ohrid et de Prespa, le jeune roi de 21 ans parvient à s’emparer de la capitale des Illyriens de Dardanie. Le lieu de l’affrontement n’est pas connu exactement, mais il pourrait s’agir du site des tombes royales de la basse Selca, la plus riche nécropole illyrienne d’Albanie. Alors qu’Alexandre repart batailler en Grèce, il laisse derrière lui une petite armée appuyée de Grecs et d’Illyriens pour capturer les cités du littoral albanais. Dans les terres, les Macédoniens s’approprient les forteresses des Dassarètes. C’est ainsi que sera fondée l’unique ville macédonienne d’Albanie, vers 305 av. J.-C. Installée dans l’actuelle citadelle de Berat, celle-ci prend le nom d’Antipatreia en hommage à Antipater, l’un des meilleurs généraux d’Alexandre.
Rome. L’invasion macédonienne et la difficile succession d’Alexandre mettent l’Albanie en ébullition. Affaiblis par des conflits internes, les habitants sont pris au dépourvu par l’irruption des Celtes en 279 av. J.-C. Mais à Shkodra et dans la baie de Kotor (Monténégro), la tribu illyrienne des Ardiaei parvient à s’unir. Ses pirates contrôlent peu à peu l’Adriatique. Sous la direction de la reine Teuta et de Démétrios de Pharos, un Grec de l’actuelle Croatie, les Ardiaei fondent sur l’Albanie. En 229 av. J.-C., Epidamnos n’est sauvée que par l’intervention de la flotte romaine. C’est ainsi que commencent les guerres d’Illyrie. Pendant quarante ans, les Romains font face à des alliances mouvantes entre Grecs, Macédoniens et Illyriens. Mais grâce au soutien d’Apollonie et d’Epidamnos, l’Albanie est conquise en 168 av. J.-C. Dès lors, les Romains vont s’appuyer sur l’élite grecque et les Illyriens hellénisés pour contrôler le territoire. Les cités grecques sont embellies, mais peu de nouvelles villes sont créées. Seules exceptions : Claudiana (Peqin) et Masio Scampa (Elbasan), qui servent de relais sur la via Egnatia ouverte au IIe siècle av. J.-C., ainsi que Hadrianopolis. Au IIIe siècle de notre ère, l’Albanie est divisée entre trois provinces : de Lezha à Vlora, la partie centrale du territoire, jugé relativement fiable et hellénisée, constitue la Nouvelle Épire ; la partie sud, surtout peuplée de Grecs et d’Aroumains, intègre l’Ancienne Épire avec Corfou et le nord-ouest de la Grèce actuelle ; au nord, la région de Shkodra, considérée comme barbare et illyrienne, intègre la Prévalitaine avec le Monténégro actuel.
Byzance. En 395, l’Empire romain d’Orient récupère l’Albanie actuelle. Il continue de favoriser les régions parlant le grec. C’est ainsi que les trois quarts du territoire sont christianisés dès le Ve siècle. Mais la division entre le Nord et le Sud s’accroît du fait des invasions : les Goths et les Huns ravagent la Nouvelle Épire au Ve siècle, les Slaves s’installent dans la région de Shkodra au VIIe siècle. Le conflit entre les Églises d’Orient et d’Occident coupe également l’Albanie en deux au niveau de Vlora avec des Illyriens et des Slaves sous influence catholique dans la partie nord et des populations variées, mais fidèles à l’orthodoxie dans la partie sud. Ainsi, la Nouvelle Épire, toujours bien contrôlée, se couvre de riches bâtiments ecclésiastiques, comme l’église de la Dormition-de-la-Mère-de-Dieu de Labova (VIe siècle) et le monastère Saint-Nicolas de Mesopotam (IXe siècle). Elle profite aussi de la création des villes d’Argyropolis (Gjirokastra) au XIIe siècle et d’Episkopi (Korça) au XIIIe siècle. C’est d’ailleurs la partie sud, avec le despotat d’Épire, qui sert de base pour la reconquête byzantine, lorsque Constantinople est capturée par les croisés en 1204. En revanche, face aux Ottomans qui entrent en Albanie à partir du XIIIe siècle, c’est la partie nord qui offrira le plus de résistance. Mais c’est elle aussi qui se convertira le plus massivement à l’islam.