Fondation et essor (Xe – XIIe siècles)
La date retenue de la fondation de l’empire khmer est l’an 802. Cette année-là, le roi Jayavarman II, largement considéré comme le fondateur de l’Empire, organise une grande cérémonie sur la montagne sacrée de Mahendraparvata, aujourd’hui connue sous le nom de Phnom Kulen. Le sens de cette cérémonie : déclarer l’indépendance d’un royaume qu’il vient tout juste de conquérir, et que les habitants locaux, d’ethnie khmère, nomment Kambuja. Au passage, il se déclare Empereur, souverain universel de droit divin. Jayavarman II meurt en 835, et pendant les 33 années de son règne étend considérablement le territoire de son nouvel empire. Il déménage également la capitale vers Hariharalaya, près de la ville actuelle de Rolous. Ce sont les fondations de la ville d’Angkor qui va se développer dans les siècles à venir. Les successeurs du roi fondateur vont repousser les frontières, par des conquêtes militaires ou par des alliances. Indravarman I, entre 877 et 899, parvient à étendre l’empire sans conflit armé, et établit les bases d’une agriculture moderne et développe les infrastructures. Mais l’histoire retient Yasovarman I, son successeur, comme le véritable créateur de la première cité d’Angkor. Son temple principal s’élève sur un colline surplombant la plaine du nom de Phnom Bakheng. Sous son règne est également créé le Baray est, un vaste réservoir de 7,1 kilomètres de long par 1,7 kilomètre de large. Pendant une courte période, Angkor ne sera plus l’unique capitale. Le royaume est partagé en deux au début du Xe siècle, et le roi Jayavarman IV établit sa propre capitale à Koh Ker, à 100 km de là. Le statut de capitale est attribué de nouveau à Angkor sous le règne de Rajendravarman II (944-968), qui accélère les constructions de temples. C’est à cette époque que sont construits certaines des pièces maîtresses du complexe : Mebon Est, Pre Rup, ainsi que plusieurs monastères. Avec son successeur Jayavarman V (968-1001), sortent de terre le temple Ta Keo, qui célèbre la relocalisation de la capitale à quelques kilomètres de celle de son père, mais aussi le Banteay Srei. Le siècle suivant voit la succession de guerres territoriales et d’alliances entre empires voisins, qui font de l’empire khmer l’une des civilisation les plus influentes de son temps.
Apogée
Bien que le premier conflit avec le royaume Champa date du Xe siècle, c’est au XIIe siècle que les guerres avec le puissant voisin vont s’intensifier, et marquer toute la période considérée comme l’apogée de l’empire khmer. Bien que ces guerres ne soient pas toutes soldées par des victoires, on considère généralement comme le début de l’âge d’or khmer le règne du roi Suryavarman II (1113-1150), grand conquérant. C’est sous ce règne qu’est bâti en « seulement » 37 ans le temple d’Angkor Vat, dédié au dieu Vishnu et plus grande construction du complexe d’Angkor. Les décennies suivantes voient une succession de monarques aux règnes aussi courts que leur fin est violente. Cette période s’achève par une ultime bataille opposant en 1177 les Khmers aux Chams sur les eaux du Tonlé Sap. Ces derniers remportent la victoire et mettent Angkor à sac. Le roi Jayavarman VII (1181-1219), généralement considéré comme le plus grand roi de l’histoire du Cambodge, reconquiert la ville, et repousse les Cham. Il les combattra jusqu’en 1203, ce qui permettra à l’empire de non seulement se débarrasser de la menace d’un voisin encombrant, mais également de gagner au passage quelques territoires. La paix revenue, Jayavarman VII fait construire les temples de Ta Prohm et de Preah Khan en l’honneur de sa mère et de son père. Il fait également ériger le Banteay Kdei, Neak Pean, ainsi que le réservoir de Srah Srang. La nouvelle capitale de son royaume est baptisée Angkor Thom. Des voyageurs Chinois rapportent que les temples fabuleux sont recouverts d’or. Bien qu’affublé d’un indéniable esprit guerrier, Jayavarman VII semble s’intéresser fondamentalement à son peuple. Il développe un réseau de routes reliant les diverses villes de son empire, et surtout fait construire de nombreux hôpitaux. Ses trois successeurs, Indravarman II, puis Jayavarman VIII et Srindravarman maintiennent la grandeur de l’empire jusqu’au début du XIVe siècle, même si l’âge d’or semble déjà amorcer son crépuscule. Les succès militaires ne sont plus vraiment au rendez-vous, le peuple Dai Viet à l’est et l’ennemi héréditaire Champa gagnent en puissance, et surtout les Thais à l’est se font de plus en plus menaçants. L’empire khmer perd de nombreux territoires.
Déclin et chute
De nombreuses hypothèses sont avancées pour expliquer le déclin et la chute de l’empire khmer. Si plusieurs d’entre elles reposent sur des preuves indéniables et proposent des scénarios parfaitement plausibles, aucune ne s’est imposée comme l’unique vérité auprès de la communauté des historiens. Cette vérité se trouve probablement dans une accumulation de tous ces facteurs. Il existe tout de même un point sur lequel tous les spécialistes s’accordent : si on peut dater assez précisément la chute finale de l’empire khmer à 1431, qui marque l’abandon de la capitale au profit de Oudong près de Phnom Penh, la civilisation d’Angkor ne s’est pas éteinte en un jour. On parle aujourd’hui de déclin, progressif et lent, non de chute brutale.
La pression militaire de ses puissants voisins a certainement joué un rôle non-négligeable. Les Dai Viet et les Cham, nous l’avons vu, poussent sur le front est. Mais c’est surtout l’émergence des royaumes Thaïs qui va sonner le glas de la puissance khmère par l’ouest : le Royaume de Sukothai tout d’abord, premier à repousser l’avancée des Khmers, mais surtout son conquérant et successeur le royaume d’Ayutthaya, à partir de 1350. A partir de cette période, et jusqu’à l’abandon d’Angkor, Ayutthaya devient le principal et redouté rival de l’empire khmer. Angkor tombe, est reprise, retombe à nouveau, est reprise… jusqu’à ce que le roi khmer Ponhea Yat finisse par la considérer indéfendable et parte s’installer dans la région de Phnom Penh avec armes et bagages.
Aujourd’hui, une thèse avançant une catastrophe écologique a le vent en poupe. Suite à l’augmentation de la population, de nombreuses forêts ont dû être coupées afin de privilégier la riziculture. Ces changements de végétation forcés auraient conduit à des coulées de sédiments. L’économie angkorienne reposait alors en grande partie sur un système sophistiqué de canaux et réservoirs, utilisés pour le transport et l’irrigation. Les sédiments auraient contribué à perturber ce système, le tout aggravé par des changements climatiques amenant des moussons exceptionnelles aux XIVe et XVe siècles. Ces perturbations auraient eu un impact sévère sur tout le fonctionnement de l’économie locale.
On propose également, comme facteurs aggravant plus que comme raison principale, le changement de religion de l’Empire, qui en adoptant le bouddhisme theravada se serait tourné vers une philosophie plus préoccupée par la paix intérieure que par le développement matériel. Enfin, la grande peste qui ravagea l’Europe à cette période aurait apporté sa contribution à la décomposition d’un empire déjà mal en point.
Vie quotidienne
Avec plus de 600 ans d’existence, l’empire khmer n’a bien sûr pas cessé d’évoluer, de restructurer sa société, son économie, son organisation politique, et même sa religion. Aux alentours des XIIe et XIIIe siècles, la société angkorienne est nombreuse, organisée, et ne manque pas de ressources… en un mot prospère. Moteur de cette prospérité, la culture du riz. Grâce à des souverains particulièrement éclairés, Angkor s’est dotée d’un système très perfectionné de canaux et de réservoirs, que nous avons évoqué plus haut. Facilitant le commerce, le transport, mais surtout l’irrigation, ce réseau permet de nourrir la population à grande échelle, et donc favorise la croissance démographique. Rassemblées en grands centres agricoles autour des principales villes, les rizicultures sont complétées par des cultures plus diversifiées, légumes, noix de coco, palmiers, etc. En outre, le fabuleux réservoir d’eau douce que constituent le Tonlé Sap et les nombreuses rivières du pays permet aux habitants de compléter leur régime alimentaire par du poisson, souvent conservé et consommé séché dans des feuilles de bananier. L’élevage de porcs, poulets et buffles vient ajouter à l’apport en protéines. Ces centres fermiers forment de véritables petites villes, commerçant et échangeant les unes avec les autres, notamment grâce à un système de troc. Sur les marchés, les femmes principalement tiennent boutique, forces motrices indéniables de l’économie de ce temps.
L’hindouisme étant religion d’état (avant d’être supplanté par le bouddhisme), la société est organisée en castes, et chacun connaît sa place, sa fonction, ses droits et devoirs. La plus grande partie de la population est formée par les paysans et les pêcheurs. Nobles et guerriers, prêtres, esclaves, artisans organisés en corporations de métiers… suivent les lois établis par la caste dirigeante. Selon les principes de la religion, l’Empereur possède le statut de dieu sur terre, ce qui lui confère une autorité rarement discutée, et lui laisse les mains libres pour initier de grands projets architecturaux, notamment les temples fabuleux que nous connaissons aujourd’hui.
Héritage
L’influence de la culture khmère sur le Cambodge d’aujourd’hui s’affiche comme une évidence. Sur le drapeau national, trois bandes verticales, et une représentation du temple d’Angkor Vat. Depuis la fin du protectorat français, les régimes se sont succédés, les factions se sont affrontées, menant souvent jusqu’à la guerre civile. Pourtant, une constante les réunit : tous revendiquaient, d’une manière ou d’une autre, l’héritage de la civilisation d’Angkor.
Cet héritage, c’est bien entendu à Angkor qu’il est le plus visible. Ce site archéologique unique qui s’étend sur près de 400 km2, le plus grand en Asie du Sud-Est, fait la fierté de tout un peuple. Le style Angkorien a influencé de nombreux domaines de la culture cambodgienne d’aujourd’hui. L’excavation des ruines a apporté un nouvel éclairage sur le savoir-faire des khmers des siècles passés, qui font office de source d’inspiration. L’art khmer dans son ensemble est inspiré par la grandeur Angkorienne, notamment les représentations picturales et les sculptures. Mais c’est sans doute la dance traditionnelle cambodgienne qui illustre le mieux cette admiration contemporaine d’un empire qui aurait bien pu être oublié, mais qui grâce peut-être à quelques explorateurs venus de loin, anime le sentiment national et la fierté de tout le peuple khmer.