Stèles de grès et feuilles de palmier

Deux éléments ont survécu aux sombres bouleversements que le Cambodge aura eu à subir : le premier parce qu’il a su s’adapter, le second parce qu’il a su se faire oublier. Ainsi, la langue khmère s’est nourrie des influences étrangères, empruntant au sanskrit, au pali, au français et désormais à l’anglais dans lequel elle pioche un nouveau vocabulaire tourné vers l’international. A contrario, les vestiges de l’Empire Khmer, qui pourtant domina la péninsule indochinoise du IXe au XVe siècles, demeurèrent dissimulés dans une jungle épaisse dont un aperçu nous est donné dans La Voie royale (1930) d’André Malraux qui, dans le même temps, confirma les pillages. Si dans un piteux paradoxe celui qui allait être amené à devenir Ministre des Affaires culturelles en 1959 a bien été condamné à une peine de prison pour vol et recel d’antiquités khmères une trentaine d’années avant sa nomination, la France a tout de même contribué à redécouvrir des trésors archéologiques dont Angkor Vat est l’exemple le plus frappant. En effet, Alexandre Mouhot (1826-1861), explorateur et naturaliste, se rendit sur place lors de l’hiver 1859-1860. En ramenant de son périple maints croquis et autant de somptueuses descriptions, il fit rêver les lecteurs de la revue Le Tour du monde lors de leur publication en 1863, et ouvrit le pas aux expéditions qui se multiplièrent au fil des années suivantes.
À la toute fin du siècle, en 1898, Paul Doumer, futur Président de la République française alors Gouverneur général de l’Indochine, créa l’institution qui allait rapidement être rebaptisée École française d’Extrême-Orient. Grâce au fabuleux travail de référencement des bas-reliefs et des inscriptions lapidaires – au titre duquel il serait impossible de ne pas penser à Étienne Aymonier (1844-1929) pour la somme considérable d’informations qu’il aura récoltées –, c’est toute l’histoire méconnue d’un royaume qui s’est alors dessinée, depuis le Fou-nan (ou Funan) cité par les Chinois dès le Ier siècle de notre ère, jusqu’au déclin survenu à partir du XIIIe et dont on imagine qu’il fut la conséquence de guerres, de la montée en puissance du Siam (future Thaïlande) ou de l’introduction du bouddhisme Theravada qui renversa l’ordre établi. Évidemment, stricto sensu ces inscriptions n’avaient rien de littéraire au sens où nous l’entendons et comme le démontre l’une des plus anciennes stèles retrouvées : datée de 1053 et située sur le site du temple de Sdok Kok Thom (aujourd’hui en Thaïlande), elle établit la liste des souverains depuis Jayavarman (arrivé de Java vers 770, il est considéré comme le fondateur du royaume d’Angkor,) jusqu’à Udayādityavarman II (qui régna de 1050 jusqu’en 1066). Pour autant, la valeur historique de ces textes gravés est indubitable et leur survivance remarquable, surtout au regard du matériau qui est alors également utilisé comme support mais qui malheureusement ne rivalise pas en pérennité avec le grès : la feuille de palmier, dite aussi « ôle ». S’il est certain que cette pratique est le fruit de l’influence indienne et qu’il est avéré qu’elle est utilisée depuis au moins le XIIe siècle comme le confirme un bas-relief d’Angkor Vat, il reste plus difficile d’imaginer l’ampleur du corpus de textes ainsi retranscrits, du fait même de leur disparition. En effet, la plupart de ces manuscrits sur ôles n’auront survécu ni aux outrages du temps ni à l’attaque des insectes, et seuls quelques-uns nous sont miraculeusement parvenus, à l’instar de Sur les créatures célestes ou Les 83 remèdes. Par contre, d’autres connaissances ont été l’objet de la tradition orale et ont été fixées à l’écrit des siècles plus tard, telles que la cosmogonie appelée Trai Phum (Les Trois mondes). Certaines, enfin, ont été recopiées sur des supports plus durables avant leur disparition programmée, comme les inestimables manuscrits des Chroniques royales qui datent pour le plus ancien fragment de 1796 mais qui évoquent le XIVe et le XVe siècles. Ces textes sont rédigés en pali qui avait alors remplacé le sanskrit. Quel que soit notre degré de discernement, il est en tout cas coutume de considérer que la littérature khmère se décomposait en ces temps reculés en trois catégories : des commentaires sur les textes du canon bouddhique (Tripitaka), des traités portant tout autant sur la magie, l’astronomie ou la pharmacopée, et des vers plus libres se voulant paroles de sagesse ou de morale (cpāp’, « code de conduite »).

Des légendes aux romans

L’œuvre qui sans doute marque un tournant vers une expression plus littéraire est le Reamker (ou Ram Ker, ou Ramakerti), l’épopée nationale. Celle-ci s’inspire du Rāmāyana indien dont on peut supposer, toujours en se basant sur les bas-reliefs et sur une inscription mentionnant l’offrande du manuscrit originel, qu’il était connu au Cambodge dès le VIIe. Au fil des siècles, la version cambodgienne va s’étoffer d’épisodes qui lui sont propres, et va à son tour influencer les autres arts, la sculpture bien sûr et surtout la danse, puisque ce drame où s’affrontent des héros et des démons va inspirer les artistes et dramaturges. Il n’existe pas de versions manuscrites complètes de cette « Gloire à Rama » antérieures au XVIe, seuls des fragments ont été préservés, mais l’histoire a depuis continué de s’écrire et à d’être transmise par la parole. Ainsi, au XXe siècle, deux hommes ont acquis une vraie notoriété car ils la récitaient de mémoire : Ta Krud et Ta Chak. Le second accepta d’ailleurs d’être enregistré mais décéda malheureusement avant de l’avoir racontée dans sa totalité.
C’est donc du folklore – local ou issu des pays voisins – que naît la littérature écrite cambodgienne car d’autres légendes vont faire l’objet de retranscriptions, voire de traductions, essentiellement à partir de la fin XIXe siècle. Nous pourrions par exemple évoquer le conte thaïlandais Kaki Klon Suphap, mettant en scène une femme à la beauté époustouflante qui devra pour son malheur composer avec le désir des hommes, qui inspira à Ang Duong (1796-1860), futur roi du Cambodge alors âgé de 19 ans, un mélodrame en vers intitulé Neang Kakey, ou encore l’histoire de deux princes khmers tombés en disgrâce, Vorvong et Sorvong, qui fut fixée à l’écrit par l’explorateur français Auguste Pavie (1847-1925). Le « Roméo et Juliette cambodgien », Tum Teav, fut quant à lui traduit en français par Étienne Aymonier en 1880. Pourtant, bien qu’elle puise ses racines dans les légendes anciennes, la littérature sait déjà se réinventer et se frotter au présent, comme le démonte parfaitement le travail de Krom Ngoy (1865-1936). Moine à 21 ans, il renonce à sa vocation première pour vivre de son talent poétique, il parcourt alors les campagnes pour chanter, s’accompagnant de sa cithare (kse diev). Sa réputation est telle qu’il sera invité jusqu’en Thaïlande, et que l’École française d’Extrême-Orient retranscrira son œuvre. Celle-ci s’éloignera des questions religieuses pour bientôt s’intéresser aux préoccupations du quotidien, de la pauvreté des petites gens au travail agricole, en passant par le choix d’un conjoint ou la domination des étrangers. Son influence fut telle que ses textes sont toujours enseignés à l’école.
À sa suite, Rim Kin, qui vit le jour en 1911 et décéda en 1959, est considéré comme le père de la littérature dite moderne. Si sa scolarité enfantine se déroule comme de coutume dans une pagode bouddhiste à Svay Dangkum, à la faveur du protectorat alors en vigueur il rejoint l’école française où il passe son baccalauréat, puis rejoint l’université de Phnom Penh afin d’obtenir un diplôme d’instituteur. En parallèle de ses études, il nourrit une ambition littéraire qui ne se concrétise qu’en 1938 quand il publie Sophat, un premier roman qui lui assure derechef une immense postérité, au Cambodge comme à l’étranger, il nous est d’ailleurs toujours possible de le découvrir aux éditions L’Harmattan. Tout comme celle de Krom Ngoy, son œuvre est désormais un classique enseigné en classe. Nous pourrions également mentionner sa contemporaine, Makhali-Phâl (1908-1965) qui quitta le Cambodge pour la France à 7 ans mais s’inspira dans ses écrits de son pays natal, avec un certain succès puisque La favorite de dix ans (1940) fut largement salué et que Narayana ou celui qui se meut sur les eaux (à lire dans la bibliothèque virtuelle de la BNF, Gallica) reçut le Prix Lange de l’Académie française en 1944. La situation politique commence à se tendre dès les années 50, la production littéraire reste encore favorable puisque 500 romans ou nouvelles sont publiés entre 1954 et 1969. Néanmoins, les guerres et dictatures vont sonner le glas de cette effervescence.

Deuil et renaissance

Il est dit que 20% de la population cambodgienne trouvera la mort durant le Kampuchéa démocratique (1975-1979) qui verra les Khmers rouges prendre le pouvoir, Pol Pot à leur tête. Comme toutes les périodes de massacre qui ont endeuillé l’histoire mondiale, celle-ci donnera naissance à une littérature spécifique dont la puissance cathartique n’est pas un vain mot. Un parmi mille, Chuth Khay, né en 1940 à Koh Somrong, raconta dans Comment j’ai menti aux Khmers rouges (L’Harmattan) qu’il traversa cette période de purges et de déportations tel « un mort en sursis », obligé de mentir sur son identité et sur ses fonctions de doyen par intérim de la faculté de droit pour éviter la mort. Lui qui avait collaboré au journal Nokor Thom créé par Soth Polin – l’auteur remarqué du roman autobiographique L’Anarchiste (éditions La Table ronde, 1980, malheureusement épuisé) et du recueil de nouvelles Génial et génital (Le Grand os éditeur, 2017) – connaîtra le même destin : il deviendra chauffeur de taxi à Paris où il s’exilera. Pal Vannarirak, quant à elle, travaillera pour le gouvernement de Pol Pot… au service dédié à la censure, écrivant la nuit et vendant sous le manteau les textes dont elle savait très bien ce qu’ils pourraient lui coûter en représailles, au grand dam de son mari qui tentera de l’en empêcher. Sa détermination a payé puisque son œuvre fut primée dans les années 90. Khun Srun, dont L’Accusé a été publié par les éditions du Sonneur en 2018, n’aura pas cette chance : il sera assassiné en 1978.  Pour sa part, Rithy Panh est certainement l’un des écrivains cambodgiens les plus connus en France mais il est également un réalisateur de renom. Dans ses livres au fort accent autobiographique (L’Élimination, L’Image manquante), il raconte sa jeunesse au temps des Khmers rouges, lui qui avait 11 ans quand ils arrivèrent au pouvoir en 1975. En 2020, il publia chez Grasset La paix avec les morts, un ouvrage écrit à quatre mains avec Christophe Bataille qui l’accompagna au Cambodge à la recherche des tombes des membres de sa famille. La force des souvenirs est tout aussi prégnante dans D’abord, ils ont tué mon père (J’ai lu), de Loung Ung qui vit les siens décimés et dut fuir dans des conditions périlleuses. Ayant vu le jour en 1977, Mey Son Sotheary fait par contre partie de cette nouvelle génération qui s’intéresse plutôt à la société cambodgienne contemporaine ce qui ne l’empêche pas d’aborder de front les problèmes que celle-ci rencontre.