Les origines
Tout commence par un mystère dont les historiens n’ont pas fini de débattre. Les Chroniques du prêtre de Dioclée – texte qui serait la version latine élaborée au XIIe siècle d’un manuscrit plus ancien (et introuvable) rédigé en vieux-slave – sont en effet bourrées d’inexactitudes quand elles s’attardent à raconter le passé de la Dalmatie et des régions voisines. Les copies qui nous sont parvenues – œuvres d’un bénédictin de Raguse, Mauro Orbini, en 1601, puis d’un historien de Dalmatie, Ivan Lučić, en 1666, auxquelles il faudrait ajouter une traduction parcellaire due à Marko Marulić, Croate né au mitan du XVe siècle – ajoutent à la confusion. L’identité de l’auteur, cela va de soi, se prête aussi à toutes les hypothèses. Vestige des temps anciens qui a traversé les siècles par la grâce des traductions, ou pastiche composé de toute pièce pour encourager les sentiments patriotiques, ce texte est à considérer d’un point de vue historique avec prudence, mais n’en demeure pas moins, d’un point de vue littéraire, la première œuvre d’importante rattachée au Monténégro, qui confirme en outre la force de la tradition orale.
Il faut laisser passer quelques siècles pour que naisse celui qui sera proclamé poète national et qui, par ailleurs, fut prince-évêque du Monténégro. Petar II Petrović-Njegoš (1813-1851) succède à son oncle en 1830, après avoir passé quelque temps au monastère de Cetinje où il composa ses premiers poèmes. L’homme a beau être poète et religieux, il n’en demeure pas moins à la tête d’un pays semi-indépendant dont il tente d’élargir les frontières en s’opposant aux Turcs qui occupent des territoires aux abords de Podgorica. Parti chercher des appuis à Vienne, il y rencontrera Vuk Karadžić (1787-1864), le grand réformateur de la langue serbe, dont il s’inspirera. Ses aspirations politiques n’aboutissant pas, Petar II Petrović-Njegoš passera l’essentiel de sa courte vie à essaimer des écoles au sein de son pays et à écrire. De lui est resté notamment un long poème épique, La Couronne des montagnes, qu’il publie en 1847. Si personne ne réfute l’intérêt documentaire de cette chronique qui aide à découvrir les us et coutumes d’un peuple, elle deviendra néanmoins après la mort de son auteur un enjeu politique. Faisant tour à tour l’objet d’un culte ou devenant prétexte pour attiser le feu entre les orthodoxes et les musulmans, revendiquée par les Serbes et reniée par certains intellectuels, c’est dans l’histoire très particulière d’un petit pays qui sera confronté aux guerres de Yougoslavie que cette œuvre fondatrice sera parfois instrumentalisée.XXe et XXIe siècles
Les conflits qui émaillent la grande histoire au XXe siècle n’empêchent pourtant pas aux petites de s’écrire, à en croire le nombre d’écrivains qui y laissent leur marque. Le premier le fait à titre posthume puisque c’est l’année même de sa mort, en 1901, que paraît Exemples d’humanité et de bravoure de Marko Miljanov dont la grande spécificité est d’avoir appris à écrire à cinquante ans alors qu’il venait de se retirer de la vie politique. Un musée lui est consacré dans sa ville natale de Medun. C’est en politique également qu’évoluera Milovan Djilas (1911-1995) jusqu’à ce que, dans un premier article paru en 1954 dans le New York Times, il égratigne Tito. Ses prises de position lui vaudront de réguliers séjours en prison et ses ouvrages seront soumis à la censure jusqu’en 1988, il n’en demeure pas moins un théoricien du communisme dont les ouvrages ont été traduits en français, notamment aux éditions Belfond et Gallimard. C’est, par contre, le biais de la fiction que choisira Mihailo Lalić, son quasi-contemporain, pour évoquer l’histoire récente du Monténégro, par exemple dans Ratna sreća qui fut en 1973 couronné par le prix Nin – prestigieuse récompense qui honorait depuis 1954 un auteur de la littérature yougoslave et désormais concerne uniquement les écrivains serbes. Fiction et politique encore pour Čedo Vuković (1920-2014), tout particulièrement associé à l’un de ses romans majeurs, Mrtvo Duboko, qui campe un homme qui durant la Seconde Guerre Mondiale tente d’échapper aux tchetniks en trouvant refuge dans un petit village monténégrin. Vuković a par ailleurs écrit pour la jeunesse.
En 1930 naissent deux hommes, tous deux récipiendaires du prix Nin respectivement en 1970 et 1975, que les lecteurs auront le plaisir de découvrir en traduction française. Que ce soit grâce aux trois tomes de La Toison d’or qui retracent sur cinq siècles le destin d’une famille serbe d’origine aroumaine ou à l’étrange L’homme qui mangeait la mort qui décrit comme le titre l’indique un drôle de métier méconnu, les éditions Agone offrent un aperçu de l’œuvre protéiforme d’un écrivain qui dut se résoudre à l’exil et poussa son dernier soupir à Londres en 1992, Borislav Pekić. Quant aux éditions Points, elles affichent sur leur catalogue le plus célèbre des romans de Miodrag Bulatović, Le Coq rouge, l’histoire de Muharem qui décide de fuir l’oppression et de partir à la conquête du vaste monde, son volatile sous le bras. Mais avant de partir, il a la fâcheuse idée d’assister au mariage de celle dont il était secrètement amoureux… Branimir Sćepanović (1937-2020) excellera lui aussi dans l’art subtil des métaphores angoissantes où il est difficile de ne pas discerner l’avenir de l’ex-Yougoslavie. Dans La Bouche pleine de terre, judicieusement republié par les éditions Tusitala après une première édition chez L’Âge d’homme en 1975, soit un an après sa parution, il est question d’un homme que d’autres poursuivent et insultent sans la moindre raison. Le salut ne viendra pas de là où l’on attendait. Il faudra citer aussi Mirko Kovač (1938-2013) qui reçut le prix Tucholsky remis par le PEN-Club suédois tout autant en reconnaissance de son talent qu’en soutien suite au harcèlement dont il avait été victime. La Ville dans le miroir, récit autobiographique et nostalgique d’une enfance passée à Dubrovnik, est disponible aux éditions M.E.O. Encore mentionner Borislav Jovanović, né en 1941 à Danilovgrad, pour son travail en faveur de la littérature monténégrine, aussi bien pour la défense de la langue que pour son talent de dénicheur de jeunes talents. La nouvelle génération s’incarne d’ailleurs sous les traits d’Ognjen Spahić, qui vit le jour dans la capitale Podgorica en 1977, et qui fut couronné en 2014 par le prix de Littérature de l’Union européenne pour La Tête pleine de joies, un recueil de nouvelles qui tente d’élucider le processus de création littéraire (éditions Gaïa).