Rencontre entre deux mondes
Du fait de son éloignement géographique, la Nouvelle-Zélande a été peuplée tardivement au regard de l’horloge mondiale, bien que les Polynésiens soient tout de même arrivés entre le XIe et le XIIIe siècle, selon diverses estimations, et qu’ils aient donc été les seuls occupants jusqu’à la « redécouverte » de l’archipel par le navigateur néerlandais Abel Tasman en 1642. Les historiens s’accordent sur le fait que dès le XVIe, les autochtones étaient structurés en communautés qui, si elles n’utilisaient pas de système d’écriture, conservaient traces de leur arbre généalogique par le biais de la tradition orale. Cette science – whakapapa – était fondamentale car l’héritage des ancêtres constituait le socle de la vie en collectivité, et assurait la bonne cohésion spirituelle (mana) du groupe. Au-delà de ces « données pratiques » est née une véritable littérature orale basée sur une riche mythologie notamment centrée sur les exploits du héros mythique Māui. Du fait de son étrange venue au monde – sa mère, Taranga, ayant jeté à la mer son enfant né prématuré –, il est tout autant le fils des hommes que celui des océans, ce statut de demi-dieu lui octroyant des pouvoirs magiques sur la nature environnante. Son nom avait été décliné pour baptiser certaines îles de l’archipel – l’île du Nord étant ainsi Te Ika-a-Māui (poisson de Māui), celle du Sud Te Waka-a-Māui (le waka – bateau – de Māui) – mais la Nouvelle-Zélande dans son ensemble était plutôt appelée Aotearoa, que d’aucuns traduisent par « pays du long nuage blanc » et rapprochent d’un mythe mettant en scène un autre personnage légendaire, Kupe, qui aurait été le premier explorateur à fouler le sol néo-zélandais. Mentionnons enfin tout le corpus de chansons, de prières et de rites – tels que prendre la parole en public sur le marae, lieu sacré – qui régissaient la vie en communauté et qui confirmaient donc l’importance de l’oralité pour les Maoris lorsque les premiers colons britanniques s’installèrent au début du XIXe siècle, quelques décennies après le passage de James Cook (une expédition à découvrir notamment dans Les Trois voyages du Capitaine Cook : récit de Jules Verne aux éditions Magellan & Cie).
Au début, les missionnaires ne s’intéressent pas à la mythologie locale, la dénigrent même, d’autant plus que la barrière de la langue ne facilite pas les échanges. Richard Taylor (1805-1873) et William Colenso (1811-1899) font alors figures d’exception : le premier signera A leaf from the natural history of New Zealand en 1848, le second avait édité deux ans auparavant 5 000 exemplaires d’une version parcellaire du Nouveau Testament traduit en maori par Williams Williams deux ans auparavant. La langue locale a en effet été transposée à l’écrit par les Missionnaire, néanmoins, si l’on songe au Traité de Waitangi, cette révolution ne se joue pas forcément en faveur des autochtones : l’acte fondateur, retranscrit dans les deux langues et signé en 1840, présenterait en effet de sérieuses différences. Quoiqu’il en soit, le maori se voit interdit d’enseignement. Pourtant, certains Britanniques, dont George Grey (1812-1898) et surtout Edward Shortland (1812-1893), s’initient à ses mystères et participent avec les autochtones à collecter et à retranscrire les mythes fondateurs. Cette ambivalence – acculturation versus fascination – perdura, mais, sans surprise, les premiers textes de la littérature néozélandaise seront écrits par les colons et par les descendants de ceux-ci.
La littérature naissante a surtout volonté de décrire les conditions de vie dans cette nouvelle colonie, comme le fait Mary Anne Barker (1831-1911) en entretenant une correspondance avec sa sœur, Louisa Scott, restée en Angleterre (Une Femme du monde à la Nouvelle-Zélande, L’Harmattan). Chez le même éditeur, il est possible de se procurer certains textes de Samuel Butler (1835-1902) qui s’est d’ailleurs inspiré de son séjour néo-zélandais dans les années 1860 pour les premiers chapitres de son utopie Erewhon (Gallimard). La fin du siècle commence à voir émerger une certaine volonté d’indépendance vis-à-vis du Vieux Continent. Ce nationalisme reprend à son compte les traditions et légendes maories pour mieux s’opposer à la Couronne, dans un courant éphémère dit « maoriland ». Lui sont associés le livre Musings in Maoriland de Thomas Bracken (1843-1898), dont a été extrait le poème New Zealand Hymn qui sert d’hymne national sous le titre God Defend New Zealand, mais aussi les œuvres de la poétesse Jessie Mackay (The Spirit of the Rangatira and other ballads), Arthur Henry Adams (Maoriland and others verses) ou Alfred Domett qui imagina, dans un poème long de 14 000 vers (Ranolf et Amohia), l’histoire d’amour très romantique entre un naufragé européen et une femme maorie. De nombreux romans s’inspirent aussi des guerres ayant opposé les Maoris et les colons, populaires, ils laissent eux aussi une bonne part aux fantasmes. Mais bientôt apparaît une génération, plus affranchie, très féminine, dont la poétesse Blanche Baughan – née en 1870 en Angleterre et décédée en 1958 en Nouvelle-Zélande – fut précurseuse, même si elle dut n’utiliser que la première lettre de son prénom pour dissimuler son sexe, et ainsi ne pas effrayer la critique.
Une première génération, très féminine
Est-ce parce que la Nouvelle-Zélande fut le premier pays à accorder le droit de vote aux femmes (en 1893 !) que celles-ci accédèrent plus facilement à l’écriture et à une (relative) liberté de mouvement ? Toujours est-il que celles qui s’emparent de la plume et donnent à la littérature néo-zélandaise ses premières lettres de noblesse font montre d’un tempérament de pionnière dans leur domaine de prédilection. Ainsi, Jane Mander (1877-1949) est élevée au rythme des déménagements que le travail saisonnier de son père lui impose, sa scolarité hachurée, parfois empêchée, ne freine pourtant en rien son appétence pour la lecture. De cette enfance, qui est déjà en soi un roman, la jeune femme sort avec un diplôme d’institutrice en poche mais se tourne finalement vers le journalisme, dédiant son temps libre à accroître sa culture générale bien plus qu’à se chercher un mari – ce qui détonne à l’époque –, voyageant au gré des rencontres tant amicales que littéraires. A l’issue d’un parcours marqué par de multiples rebondissements, elle finira par publier six romans dont Histoire d’un fleuve en Nouvelle-Zélande (repris par Actes Sud en 2002), largement inspiré de sa jeunesse au contact des Maoris. Dans ses ouvrages, elle plante les graines d’une réflexion non conformiste, pour ne pas dire féministe, ce qui lui vaut d’être considérée comme immorale. Romancière à New York, éditrice à Londres, investie dans la promotion des auteurs néo-zélandais à son retour sur sa terre natale en 1932, elle subira une santé fragile – et une vraie censure – à la fin de sa vie. Jane Mander incarne pourtant le parfait exemple de la femme libre, indépendante et lucide, sur lequel pourrait se calquer une autre écrivaine, au destin tout aussi sinueux et extraordinaire, Katherine Mansfield. Celle-ci voit le jour le 14 octobre 1888 à Wellington sous le nom de Kathleen Beauchamp. Sa famille – sa mère, surtout – est plutôt conservatrice mais Londres, où elle part étudier à 15 ans, lui offre un souffle nouveau : amoureux puisqu’elle y rencontre une amante, inspirant puisqu’elle y fait paraître ses premiers textes sous le nom de sa grand-mère. De vocation contrariée – tout autant professionnelle (elle se destinait au violoncelle, son père la cantonne à la comptabilité) qu’affective (une nouvelle romance féminine lui coûte un scandale) – le retour en Nouvelle-Zélande est de courte durée : à partir de 1908, et jusqu’à sa mort prématurée en 1923 des suites de la tuberculose, elle ne cessera de voyager, Angleterre, France, Suisse… Son œuvre – finalement assez réduite, le recueil le plus connu étant La Garde-party et autres nouvelles (Gallimard) mais sa correspondance vaut aussi que l’on s’y attarde (Lettres, éditions Stock) – sera pourtant déterminante puisqu’elle posera les bases du Modernisme, ce courant littéraire (plus globalement artistique) qui trouvera son apogée lors de la Première Guerre mondiale, focalisant sur le sentiment, l’expérience vécue et le monologue intérieur, à l’instar du Mrs Dalloway de la plus grande admiratrice de Katherine Mansfield, Virginia Woolf.
Il serait impossible de ne pas citer Ngaio Marsh (1895-1982) car, même si elle exerce ses talents dans le roman policier – un genre très populaire en Nouvelle-Zélande au vu du nombre d’écrivains qui s’y consacreront, parfois avec une touche fantastique ou gothique (Andrew MacKenzie, Ronald Hugh Morrieson ou, plus récemment, Paul Cleave) – son écriture n’est pas dénuée d’une très fine approche psychologique, gage d’un succès qui a largement outrepassé les frontières de l’Angleterre où elle a passé la majeure partie de sa vie d’adulte. Depuis 2021, Archipoche republie l’intégralité des aventures de son héros récurrent, Roderick Alleyn, inspecteur à Scotland Yard. Margaret Greville Foster (1902-1964), mieux connue sous le pseudonyme de Texidor, fera l’exact inverse : née en 1902 en Angleterre, elle vivra en Nouvelle-Zélande de 1940 à 1948 (et décédera en Australie en 1964). Au cœur de la très active société littéraire de Auckland, elle s’inscrira dans le courant existentialiste, avec des personnages bien cabossés (Home front, These Dark Glasses). Elle s’épanouira grâce à l’attention de Frank Sargeson (né Norris Frank Davey, 1903-1982) qui lui-même donnera vie à des anti-héros torturés, dans ses nombreuses nouvelles (Conversation with My Uncle, A Man and his Wife, That Summer) tout autant que dans ses romans (I Saw in My Dream, I for One…) Outre sa réputation d’écrivain, Sargeson acquerra celle de chef de file d’une génération toute tournée vers la chose intellectuelle. Bénéficiant d’une « pension littéraire » versée par l’État, la reconnaissance viendra également de ses pairs qui ne manqueront pas de saluer ni ses contributions ni l’aide qu’il leur aura apportée. Parmi ses protégés, il faut au moins citer Janet Frame (1924-2004) dont le premier roman Les Hiboux pleurent vraiment et Un Ange à ma table (en deux volumes) apparaissent en bonne place dans le catalogue de Joëlle Losfeld.
Un nouveau départ
En cette période suivant la Seconde Guerre mondiale, la Nouvelle-Zélande jouit en effet d’un véritable engouement pour la littérature, le marqueur le plus prégnant de cette effervescence étant la création de la revue Landfall par Denis Glover (1912-1980) et son ami Charles Brasch (1909-1973). Tous deux poètes, ils portent pendant vingt ans ce trimestriel qui accueille dans ses colonnes des vers, mais aussi des nouvelles, des critiques, des photographies… et qui rencontre surtout un succès immédiat ne faisant que s’accroître, même après que les deux hommes aient quitté l’aventure. Une nouvelle génération d’auteurs rivalise en inventivité, rien que l’année 1922 voit naître le poète Kendrick Smithyman, le novelliste Maurice Duggan ou l’historien Keith Sinclair applaudi pour The origins of the Maori Wars puis pour A History of New Zealand. En toile de fond, c’est bien la recherche d’une identité nationale qui se dessine dans ce renouveau, et le peuple autochtone n’est pas écarté de ce questionnement comme le démontre l’accession à une vraie renommée de Hone Tuwhare (1922-2008), l’un des premiers poètes d’ascendance maorie, fort estimé pour son style innovant dès les années 60. A sa suite viendront le couple formé par la Maorie Jacqueline Cecilia Sturm, née Te Kare Papuni, et son époux James K. Baxter. Malgré leur relation houleuse assombrie par l’alcoolisme de Baxter, tous deux s’engageront dans la sauvegarde de la culture autochtone en plus de leurs travaux d’écriture. Maurice Shadbolt (1932-2004) – lauréat à trois reprises du Katherine Mansfield Memorial Award créé en 1959 – puisera lui aussi son inspiration dans l’histoire de l’archipel : Season of the Jew, Monday’s Warriors et The House of Strife composent ainsi sa trilogie New Zealand Wars débutée en 1986 et achevée en 1993. La métisse Patricia Grace incarnera totalement cette renaissance, devenant la première femme maorie à publier un recueil de nouvelles (Waiariki, 1975). Elle recevra l’Ordre du mérite de Nouvelle-Zélande en 2007, une distinction qu’elle partagera avec Witi Ihimaera, né en 1944, dont l’œuvre a été en partie traduite par les éditions Au Vent des îles (Kahu, filles des baleines, La Femme de Parihaka, La Patriarche : une saga maorie). Keri Hulme accédera à une renommée fulgurante avec The Bone people, l’histoire de la rencontre d’un artiste et d’un enfant blessé, pour lequel elle obtiendra le Prix Booker en 1985, avant de retomber dans le plus parfait anonymat. A l’inverse, Alan Duff n’arrêtera plus de publier après son premier roman, L’Ame des guerriers, paru en 1990 et disponible dans notre langue chez Actes Sud. Il y offrait pourtant une triste peinture de la société contemporaine maorie, cantonnée à vivre dans de sordides conditions en banlieue des grandes villes. Un livre important et indispensable qui rappelle que l’égalité de droits et de traitements reste toujours aujourd’hui un vœu pieux.