Entre Orient et Occident, aux sources de l’art roman
Longtemps considérée comme une école provinciale de l’art byzantin, l’architecture arménienne se verra reconnaître au début du XXe siècle son originalité, sa richesse et son ancienneté. Elle se trouvait même des passionnés qui, comme le savant viennois J. Strzygowski, lui accordèrent un rôle fondateur dans la genèse des arts chrétiens, aux origines du roman et du gothique, assurant le lien entre les arts d’Orient et d’Occident. L’ancienneté de certains de ses monuments a ainsi laissé penser que l’Arménie aurait influencé ceux de l’Occident chrétien, comme l’église de Germigny-des-Prés (IXe siècle), dont le plan rappelle celui de la cathédrale du Saint-Siège d’Etchmiadzine (Ve siècle). Avec leurs coupoles coniques, leurs façades de pierres volcaniques, ses églises évoquent les églises romanes d’Auvergne plutôt que les chapelles aux dômes arrondis de leurs voisines byzantines. L’architecture arménienne se situe à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Le Moyen Âge arménien, plus précoce, comme ailleurs dans l’Orient chrétien, a fourni des bâtisseurs à l’Europe préromane et romane, qui envoya des artistes en Arménie, où des peintres francs ont décoré le monastère de Tatev au Xe siècle. Au service d’une Église nationale, l’architecture s’est développée de manière autonome, mais pas autarcique : proche de l’école de la Géorgie, elle lui a fourni ses premiers modèles avant d’en subir l’influence. Peu influencée par Byzance, dont l’Arménie s’est toujours méfiée, elle a été réceptive aux motifs islamiques.
Fondations païennes d’un art profondément chrétien
Lorsqu’elle se christianise, l’Arménie revendique une expérience architecturale millénaire née dans l’Ourartou. Enrichie des apports de la Perse, de la Grèce et de Rome, cette expérience constitue les fondations d’une architecture qui s’affirmera dans le christianisme, même s’il est ardu de faire la part de cet héritage dans la genèse de l’art national. Rescapé de l’époque païenne, le temple de Garni, hellénistique, une construction périptère à fronton, du Ier siècle apr. J.-C., symbolise la pénétration de l’art romain. La rupture est très nette avec l’Ourartou, dont les vestiges de la citadelle d’Erebouni témoignent d’une haute maîtrise de la construction et de l’art de la décoration et des fresques, sous l’influence de l’Assyrie. Des éléments de décor et le recours à la voûte de pierre à Garni font le lien en revanche entre arts romain et chrétien, visible dans les églises d’Erérouk ou Avan, proches des édifices paléochrétiens syriens, qui reproduisent la figure du temple classique dans les basiliques à une ou 3 nefs. La voûte de pierre évoluera très tôt vers la coupole, et le plan de la cathédrale d’Etchmiadzine, qu’aurait vu en songe Grégoire l’Illuminateur, obéit déjà au principe d’une coupole reposant sur 4 piliers. Pendant 1 500 ans et jusqu’à aujourd’hui (cathédrale Grigor Loussavoritch d’Erevan, 2001), les bâtisseurs arméniens déclinent ce principe sur tous les modes, comme pour signifier que leur art est la forme la plus adaptée à leur pays. Et de fait, il traduit cette communion entre le bâtisseur et son environnement minéral. Un art rétif à la surenchère monumentale et décorative, traduisant l’humilité face à la nature, mais aussi un souci de discrétion dans un contexte politique hostile ; un art combinant des figures basiques – le carré et le cercle – soit la coupole à l’intersection des bras de la croix, d’où se décline une infinité de variantes. L’anonymat des bâtisseurs entretient le mystère de la conception de cet art sacré : à l’exception de quelques grands maîtres (varpet), organisés en « fraternités », tels Hovhan (Zvartnotz), Trdat (Ani, Sainte-Sophie) ou Minas (Haghardzine, XIIIe siècle), les chroniques sont discrètes sur les architectes, moins honorés que les commanditaires parfois représentés en bas-reliefs sur les frontons, portant la maquette de l’édifice. Les édifices, dépassant rarement 40 m de long, sont conçus pour résister aux séismes. La prouesse technique consiste plus à défier la terre qu’à se rapprocher du ciel, dont l’illusion est créée par la coupole symbolisant la voûte céleste qui couronne les édifices, reposant sur des appuis engagés, parfois sur des piliers libres, qui prendront alors la forme de colonnes massives ou de piliers composés. Sa permanence à travers les siècles a parfois valu à cette architecture le reproche d’un manque d’innovation dû à l’attachement aux traditions, d’autant que l’art religieux a mobilisé l’essentiel de l’énergie créatrice ; et il ne reste que peu de vestiges d’architecture civile – des ponts et des fortifications – plus vulnérables aux guerres et invasions.
Ani ou l’âge d’or des arts arméniens
Après la cathédrale d’Etchmiadzine, les constructions à coupoles se diffuseront dans toute l’Arménie, lors de son premier âge d’or, illustré par l’église Sainte-Hripsimé (Etchmiadzine, VIIe siècle). Ces modèles seront développés après une période moins productive due à l’occupation arabe. Du IXe au XIe siècle, le retour à l’indépendance permet une renaissance de l’architecture, marquée par une nette tendance à l’élévation de ses lignes, tandis que se développe un art plus profane. La cathédrale d’Ani (989-1001), capitale de l’Arménie bagratide (dont les ruines se situent en Turquie), illustre cet élan vertical rehaussé par les fines arcatures parcourant ses hautes façades et le tambour de sa coupole, visible dans les autres églises du Chirak. Le décor sculpté et pictural témoigne du raffinement de l’école d’Ani, qui connut un grand rayonnement, l’architecte de la cathédrale d’Ani, Trdat, ayant été appelé en 989 pour restaurer Sainte-Sophie à Constantinople.
Le rayonnement des monastères
Coïncidant avec le déclin des villes détruites par les raids seldjoukides et mongols (XIIe-XIVe siècle), les monastères se développent au nord, sous l’impulsion des Zakarides. Les traditions architecturales s’adaptent à la vocation spirituelle et universitaire de ces hauts lieux de l’esprit, où les moines vivent retranchés derrière les murailles enserrant les églises, bibliothèques, réfectoires et bâtiments conventuels, autant de précieux témoignages sur l’architecture civile. C’est alors qu’apparaît le gavit ou jamatoun, accolé à la façade ouest des églises orientées vers l’est. Sorte de narthex, ce bâtiment cubique, mi-religieux mi-profane, servant à la fois de vestibule, de salle de réunion, voire de mausolée, est couronné d’une coupole, généralement dotée d’une lucarne centrale, empruntée à l’architecture rurale, supportée par 4 piliers ou par des paires d’arcs entrecroisés autour desquels s’articule l’espace intérieur évoquant les cryptes d’Occident. Le plus ancien narthex (1210) se trouve dans le monastère de Haghbat, qui vit naître une autre innovation, due à l’Occident : le clocher ou campanile, un peu à l’écart des églises, comme dans le monastère de Sanahin voisin, qui rappelle les églises-mausolées de 2 étages, coiffées d’une rotonde (Noravank ou Eghvard). Si l’Église arménienne n’a jamais anathématisé l’image, les fresques sont rares et leur art s’est développé sous l’influence géorgienne ; on peut en admirer à Kobaïr, Akhtala ou Tatev. Longtemps limitée aux figures géométriques et arcatures, la sculpture ornementale s’est développée aux XIIIe-XIVe siècles, avec des bas-reliefs montrant le Christ et la Vierge sur les tympans des portails, des représentations animales ou héraldiques. La statuaire arménienne a emprunté sans réserve des thèmes ornementaux appartenant au monde musulman (qui interdit toute représentation humaine ou animale), comme le gros entrelacs, dit « chaîne seldjoukide », et surtout, les décors de stalactites (en arabe, muqarnas), comme à Géghard ou à Harintch.
Renaissance dans le respect de la tradition
Après la disparition de la principauté zakaride, il faudra attendre le XVIIe siècle pour que reprenne l’activité architecturale, bénéficiant de l’essor du commerce arménien et d’une paix relative, sous domination de la Perse, dont la mosquée bleue (Goy) à Erevan est un beau témoignage. La construction de clochers aux colonnes ajourées se généralise, flanquant d’anciens édifices, dont la cathédrale d’Etchmiadzine. Le répertoire sculpté s’enrichit de motifs persans, ottomans et européens, répondant aux goûts éclectiques des commanditaires, surtout des marchands. L’influence occidentale, discrète, se réduit à des motifs floraux ornant le tympan de quelques églises, comme celle de Moughni, dont les fresques de couleurs vives, comme celles recouvrant les murs de la cathédrale d’Etchmiadzine, dues aux frères Hovnatanian (XVIIIe siècle), semblent davantage inspirées par la Perse. Au XIXe siècle, l’Arménie se couvre d’édifices reproduisant les modèles anciens (églises de Shushi ou de Gavar), tandis que la présence russe s’exprime par quelques clochers à bulbes et surtout par la promotion de l’architecture civile, les datchas côtoyant les maisons traditionnelles avec balcons et vérandas de bois dans les villages. Des édifices en pierre remplacent les maisons de torchis, donnant lieu à une architecture originale dont le centre de Gyumri et certaines rues d’Erevan, avec des immeubles et hôtels particuliers aux façades ouvragées où se mêlent influences impériales russes et motifs traditionnels, donnent un aperçu. Ce premier art « bourgeois » sera stoppé net par la soviétisation. On s’attachera alors à construire le socialisme en s’inspirant des traditions nationales et en détruisant une partie de ce patrimoine original. L’architecture dite nationale adapte les éléments de l’art religieux aux mots d’ordre « athéistes » des grands prêtres de la culture de l’Arménie soviétique, dont Erevan a été le champ d’expérimentation, pour le meilleur et pour le pire. Après l’indépendance, les autorités se sont employées à extirper le pire, mais en préservant les témoignages de cette architecture soviétique néo-arménienne pompeuse, illustrée par la place de la République d’Erevan. S’ils n’ont pas cédé à la tentation des gratte-ciel, les promoteurs et urbanistes, en modifiant l’aspect de la capitale, n’ont pas épargné certains vestiges de l’époque tsariste.