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Guelb er Richat © Emre Akkoyun - stock.adobe.com .jpg

Le terreau de l'enfance

Théodore Monod naît à Rouen en avril 1902, benjamin de 4 garçons, au sein d'une longue lignée de pasteurs protestants. Son père est le fondateur de la Fraternité Spirituelle des Veilleurs, et lui transmet une instruction religieuse. Alors que Théodore a 5 ans, son père est nommé à la paroisse de l'Oratoire du Louvre : toute la famille s'installe à Paris, dans le 5e arrondissement, et Théodore apprend par cœur le nom des grands naturalistes, se promenant au Jardin des Plantes. De toutes les personnes auxquelles il rend grâce, sa figure paternelle reste en tête, inspirante tant dans le domaine de la foi que de la pensée. Dans une interview, Théodore confie regretter qu'il n'y ait plus de pasteur Monod. Mais s'il ne s'est pas consacré à la vie spirituelle, il est un pèlerin, il n'a jamais cessé de marcher, preuve que le terreau familial a forgé sa personnalité.

À 16 ans, il crée sa propre société d'histoire naturelle ! Deux ans plus tard, il entre à la Sorbonne pour y approfondir ses connaissances, et en sort diplômé à la fois en géologie, zoologie et botanique. Stagiaire au laboratoire des pêches et productions coloniales d'origine animale au Museum d'histoire naturelle, il se rend à Port-Étienne, aujourd'hui Nouadhibou, pour réaliser une étude sur les phoques moines, résidant dans la presqu'île du Cap-Blanc. À 24 ans, il est docteur en sciences.

Le « fou du désert »

Surnommé ainsi par les journalistes, Théodore Monod n’est connu du grand public qu’à l’âge de 87 ans, à la sortie d’un film réalisé par Karel Prokop, Le Vieil homme et le désert. On y découvre alors l’explorateur barbu, la peau burinée par le soleil du Sahara, l’œil encore plein de malice même s'il est devenu presque aveugle. Pas moins de 124 voyages sont répertoriés dans sa carrière de scientifique, dont le dernier dans l’Adrar en décembre 1998, à 96 ans ! Durant ses expéditions à travers le désert, Monod part accompagné de 2 personnes et de 5 chameaux : 3 montures, et 2 dromadaires portant 2 tonnes de matériel, et 45 litres d’eau ! Parfois, ce sont 3 semaines de marche d'un puits à l'autre, au soleil, en plein vent, toute la journée… Ses méharées sont réalisées dans des conditions frugales, voire ascétiques. Imaginez ce que de telles expéditions représentent dans les années 1950, sans moyen de communication ni système satellite ! Théodore Monod, pourtant, devient homme du désert par hasard. Il arrive tout jeune à Port-Étienne, pour l’étude des poissons. Il suffit d’une initiation à la vie chamelière, de Port-Étienne à Saint-Louis (Sénégal), pour que naisse sa passion pour le Sahara. Ce voyage initiatique est ainsi le premier d’une impressionnante série. En 1934 et 1935, Théodore Monod se lance dans une très grande expédition dans l’Ouest saharien, avec un point fixe : la région de Chinguetti. Il est alors en quête d’une météorite géante (100 m de long et 40 m de haut !), décrite par un certain Ripert. Une météorite qui s’avère être un fantasme, mais que le naturaliste utilise comme prétexte pour circuler quasiment librement dans le Sahara ! L’exploration du Guelb er Richat, dans l’Adrar, se fait à cette occasion : Théodore Monod s’y aventure le premier, et apporte une description précise de la formation géologique. Il se dirige ensuite vers la falaise de Tichit dans l’Akouer, puis à proximité du Mali, narrant tout cela dans un livre, Le Fer de Dieu.

Un savant polyvalent

L'endurance et la passion pour le désert ne sont pas les seules qualités de l'explorateur... Par ses découvertes, Théodore offre à la Préhistoire saharienne un éclairage approfondi : en 1927, au Mali, il met au jour le squelette de l'homme d'Asselar, datant de -10 000 à -7 500 ans ! Un jour, alors qu’il quitte l’Adrar pour le Tagant, il est attiré par une colline dont les formes et la couleur l’interpellent : il s’approche, et découvre des kentrolites (minéraux composés de manganèse et de plomb), qui lui permettent d’éclairer la stratigraphie de tout l’Adrar. Ces masses calcaires emprisonnent en effet les organismes vivants les plus anciens au monde ! Théodore Monod leur consacre un mémoire, qui sert de base à tous les travaux ultérieurs sur la géologie ouest-africaine. Il contribue, par ses méharées, à combler les blancs des cartes éditées par les colons, explorant des zones qu’aucun Blanc n’a fréquentées avant lui.

En 1938, Théodore crée et dirige l'IFAN de Dakar, l'Institut français d'Afrique noire, et ce jusqu'en 1965. Grâce aux quelque 30 000 échantillons rapportés de ses missions (plantes, roches, fossiles, crustacés, insectes, etc.), l'IFAN ne tarde pas à devenir le plus grand centre scientifique de l'Afrique de l'Ouest. Ses compétences en botanique ont permis d'élaborer un herbier de 5 000 références, et de mettre en lumière 35 espèces végétales ! Il découvre en 1940 dans le Tibesti (Tchad) une plante de la famille des gentianes, baptisée Monodiella Hexuosa. Un véritable Graal botanique !

En 1942, il est nommé directeur du laboratoire des pêches d'Outre-Mer, au Museum d'histoire naturelle, au sein duquel il est ensuite professeur. Il est même considéré comme le plus grand ichtyologue au monde, grâce à des centaines de dessins réalisés à l'encre de Chine ! À plus de 90 ans, il détaille encore le système musculaire des poissons-perroquets, et ne cesse pas de travailler jusqu'à la fin de sa vie. Plusieurs espèces marines portent même son nom, hommage rendu par le monde scientifique ! Quelques exemples : les crustacés Monodanthurea Wägele et Monodaeus Guinot, le poisson Monodichthys Chabanaud, le champignon Monodia Breton & Faurel, ou encore le mammifère Monodia Heim de Balsac.

Un grand humaniste

Dans le Courrier de l’Unesco, en 1994, Théodore Monod défend le peuple touareg, dont il craint la disparition des traditions : « C’est aux nomades qu’il appartient de décider de leur avenir. S’ils veulent conserver, comme ils en ont certes le droit, leur autonomie historique, culturelle ou linguistique, puisque les Touaregs ont une langue et même une écriture. » Il a été le témoin d'une civilisation du désert, aujourd'hui pour la plupart sédentarisée. Grand scientifique, professeur, explorateur, l’homme est avant tout profondément engagé et prend position dans des combats humanistes. Il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie, dénonce l’apartheid en Afrique du Sud, défend la condition animale… Irréductible, il se lance même, à l’âge de 97 ans, dans une grève de la faim de 3 jours dans le Val-d’Oise, pour demander l’abolition des armes atomiques ! Selon lui, « le peu qu’on puisse faire, il faut le faire ». Investi sur tous les fronts, il se dit pourtant sans illusions.

Un écrivain solitaire

Dès l’âge de 16 ans, Théodore Monod griffonne dans des carnets, plus tard rassemblés par son fils Cyrille et publiés aux éditions du Pré aux Clercs. « Il est un âge où l’homme sent le besoin d’exprimer ses pensées, ses sentiments ; c’est l’objet de ce modeste journal, miroir fidèle de mon esprit » : Monod passe sa vie dans l’écriture, par nécessité. D’un tempérament profondément solitaire, la communication orale n’est pas son fort, ni la sociabilité. Pas étonnant que le désert l’ait trouvé, et que leur histoire ait été si intense. À dos de chameau, il écrit des poèmes mélancoliques, autour de la fuite du temps. Parmi ses ouvrages nombreux, Méharées est un inclassable pour qui souhaite une approche initiatique du Sahara. Plus léger, Un thé au clair de lune est un conte illustré que Théodore envoie à sa fille, alors âgée de 4 ans. Poétique et spontanée, innocente par aspect, cette histoire est une invitation à la découverte des animaux du désert, et une ouverture à l’autre, à tous les autres.

Souvenirs sahariens d'un vieux géologue amateur

C'est ainsi que Théodore Monod se définit, en 1986, à l'occasion d'une allocution au Comité français d'histoire de la géologie. Il y évoque quelques souvenirs, modestement comme toujours, et retrace les découvertes faites en Mauritanie. Il replonge alors dans l'Adrar, en voici un petit extrait : « Il y a à Aouelloul, un petit cratère de 250 m de diamètre, très net, sur un plateau de grès ("Grès d'Oujeft"), à structure transverse ressemblant un peu à du bois fossile. Je l'avais d'abord entrevu d'avion et l'ai ensuite recherché au sol ; j'ai eu beaucoup de peine à le trouver, parce qu'un cratère vu de profil sur une plaine ou sur un plateau, ce n'est pas un cratère que l'on voit, mais un petit guelb, une petite colline. Quand je suis arrivé sur le cratère lui-même avec les bédouins, il m'ont dit : "Si c'est cela que tu voulais, il fallait nous dire que tu voulais aller au Hofrat Aouelloul, si tu nous avais dit le nom de cet endroit, on t'y aurait mené directement". Mais j'ignorais le nom de cet accident. C'est un petit point de chute, associé à une impactite, verre naturel dans lequel on a fini par trouver des spherules de kamacite, un minéral de météorites. Aouelloul est donc un petit point de chute de météorite, pas très ancien probablement car encore très frais. » On peut lire, à travers les mots, son désir éperdu de savoir, de trouver, et la tentative (ou tentation ?) de comprendre le monde qui l'entoure. Évidemment il y a des choses qu'il n'a pas vues, d'autres encore qu'il a peut-être mal vues, mais la densité de son œuvre, de son travail, de son parcours, a influé sur toute l'histoire de la géologie ouest-africaine. « Avoir passé sa vie à faire ce que l'on avait envie de faire, c'est extraordinaire ; et être rétribué pour cela, alors là c'est insolent. Ça devrait être interdit ! ». On ne peut que sourire à la lecture de ses mots, et admirer l'homme, de l'enfant au vieillard, qu'a été Théodore Monod.