Représentation Ahura Mazda © duncan1890 - iStockphoto.com.jpg

Une histoire propice à la cohabitation religieuse

Avec plus d’une centaine d’ethnies cohabitant dans un même pays, et des histoires de changement de pouvoir, de conquêtes et reconquêtes à n’en plus finir, il aurait fallu beaucoup de chance pour que tout le monde en Ouzbékistan réponde à la même obédience religieuse. En réalité, les États qui se sont développés en Ouzbékistan et autour étaient pour la plupart vassaux de puissances occidentales ou orientales très éloignées, et leur situation aux marges des empires favorisait une plus grande liberté de gouvernement et de culte. De plus, au cours des siècles, la Sogdiane et la Bactriane ont été souvent des lieux de déportation de gens jugés indésirables par le pouvoir central, et le refuge des religions persécutées, comme le nestorianisme, le manichéisme ou l’ismaélisme. La plupart de ces cultes qui coexistaient avant la conquête arabe ont disparu mais, se fondant à l’islam, y ont déposé leur empreinte, lui conférant cette « couleur » spécifique à l’Asie centrale.

Des proto religions solidement ancrées.

Le mazdéisme fut pratiqué par les tribus aryennes qui peuplaient l’Asie centrale occidentale et l’Iran dès le second millénaire avant notre ère. Cette religion polythéiste reconnaissait Ahura Mazda comme le plus puissant des dieux. Ses rites étaient réalisés par des mages qui pratiquaient le culte du feu purificateur et des sacrifices rituels d’animaux. Vers l’an 1000 av. J.-C., Zarathoustra réforme le mazdéisme et fonde le zoroastrisme, appelé à devenir la religion d’État sous la dynastie Achéménide, et à s’épanouir largement dans les cités de l’actuel Ouzbékistan, et en particulier dans le prospère Khorezm. Le zoroastrisme s’oppose entre autres au sacrifice rituel et au culte de Haoma, le dieu qui donne la force grâce à une boisson enivrante, et glorifie plutôt le dieu du bien Ahura Mazda, le seigneur sage, et la lutte qui oppose Spenta Manyu, l’Esprit saint, au destructeur Ahriman. Il conçoit l’univers comme la lutte de deux principes, le Bien et le Mal, s’opposant comme le jour et la nuit, le chaud et le froid. Bien que monothéiste, la religion zoroastrienne conserve le panthéon mazdéen, dont les divinités Mithra et Anahita sont les plus célébrées en Asie centrale.

Les textes sacrés

Les textes sacrés du zoroastrisme sont regroupés dans l’Avesta. Ces textes, qui auraient été rédigés en langue avestique au second millénaire avant notre ère, furent longtemps transmis oralement par les mages puis transcrits assez tardivement, sans doute à la fin de l’époque sassanide. Le feu, l’eau, l’air et la terre sont des éléments sacrés qu’il ne faut pas souiller. Ainsi les morts ne sont ni enterrés ni brûlés, ils doivent être exposés dans les dakhma, qui sont parfois des petites constructions appelées naus, comme on en retrouva à Penjjikent (Tadjikistan), ou des espaces clos situés sur des collines, comme les « tours du silence » qu’on voit en Iran ou en Karakalpakie (Ouzbékistan). Les ossements les plus importants, où siège l’âme des morts, sont regroupés dans des récipients de terre cuite, les ostéothèques, ou placés dans des espaces clos appelés ostadan. Le zoroastrisme fut la religion officielle de la dynastie sassanide ; il fut largement pratiqué en Sogdiane et en Bactriane. Il existe des ruines de temples zoroastriens dans le Pamir tadjik et en Karakalpakie, autour de l’actuelle Nukus. Dans la tradition et l’artisanat local, le zoroastrisme est encore très présent, notamment dans la symbolique des motifs représentés sur les tapis et les suzanis.

Le bouddhisme à Termez (Ier-IIe siècles)

Les Routes de la soie furent aussi celles de la propagation du bouddhisme. Les marchands furent les premiers convertis, et aussi les premiers missionnaires du bouddhisme. Fondée dans le Nord de l’Inde, vers le Ve siècle av. J.-C., la religion bouddhique fut introduite en Bactriane dès le IIe siècle av. J.-C., mais ne connut un véritable épanouissement que sous l’Empire kouchan. La tolérance de l’empereur Kanishka, qui régna au Ier ou au IIe siècle, permit la propagation de cette nouvelle religion, qui rayonna à travers toute l’Asie centrale jusqu’en Chine, où elle devint la religion officielle des empereurs chinois au VIe siècle.

Le plus grand site bouddhique de Bactriane se trouve à Bamiyan, en Afghanistan, où les deux gigantesques statues de Bouddha ont fait la une de l’actualité lorsque les talibans les ont fait exploser en 2001. Un important monastère fut aussi découvert à Adjina Tepe, dans le sud du Tadjikistan. En Ouzbékistan, c’est autour de Termez, au sud du pays, que le bouddhisme a laissé le plus de traces, et les fouilles sont encore nombreuses autour des stupas du Sourkhan-Daria.

Le manichéisme à Samarkand (autour du IIIe siècle)

Après l’assassinat du prophète Mani, au IIIe siècle, les nombreux disciples de cette nouvelle religion furent chassés de la Perse sassanide et se réfugièrent en Asie centrale et au Turkestan chinois. La « doctrine des deux principes », que les Chinois appelèrent « religion de la lumière », s’implanta fortement en Sogdiane et, au Xe siècle, Samarkand fut la résidence du patriarche manichéen. Les manichéens vénéraient la beauté de la nature, adoraient « tout ce qui à leurs yeux manifeste la Beauté, lumières, eaux courantes, arbres, animaux, parce que dans tout être, dans tout objet beau, la divinité de la lumière a pris demeure ». Le manichéisme est une religion intransigeante qui oppose la matière et l’esprit, et qui professe le célibat, le partage des richesses et l’interdiction de verser le sang. Les plus intégristes refusaient de procréer, de se soigner en cas de maladie ou même de se nourrir. En Europe, ses adeptes, les bogomiles de Bulgarie et les cathares d’Albi, furent aussi impitoyablement pourchassés.

Le nestorianisme (Ve siècle)

Nestorius, évêque de Constantinople, niait l’origine divine du Christ et la sainteté de la Vierge Marie. Il fut condamné comme hérétique au concile d’Ephèse en 431. Ses disciples pourchassés trouvèrent refuge en Perse, en Asie centrale et en Chine. Plusieurs évêchés, dont celui de Merv (dans l’actuel Turkménistan) et de Samarkand, furent constitués ; ils dépendaient du catholicos de Bagdad. Le nestorianisme connut un grand succès auprès des tribus türks et mongoles. Au XIe siècle, les Kereit et les Naïman se convertirent, et, quand les missionnaires du Moyen Âge se rendirent à la cour des khans, ils furent stupéfaits de rencontrer un si grand nombre de chrétiens en Orient, mais surtout ulcérés qu’ils soient nestoriens. Les nestoriens conservèrent une grande influence jusqu’au XIVe siècle.

Le judaïsme (VIe siècle)

On sait que des colonies juives s’installèrent en Asie centrale sous Tamerlan, mais la présence juive remonte bien au-delà, sans doute au VIe siècle. Ils étaient souvent commerçants ou banquiers, puisque l’islam interdisait l’usure, ou encore orfèvres ou tisserands. Très bons médecins, les juifs avaient la réputation de fabriquer les talismans les plus efficaces. Arminius Vambery décrit le statut surprenant dont bénéficiaient les juifs de Boukhara au XIXe siècle. Marqué d’un racisme déclaré, ce statut eut pourtant l’avantage de leur éviter l’esclavage auquel étaient réduits tous les autres infidèles : « Le juif seul, reconnu “incapable”, c’est-à-dire indigne de l’esclavage, échappe de sa personne à leur rapacité, privilège qu’il doit à l’aversion dont il est l’objet, mais dont le bénéfice compense parfaitement l’origine aux yeux des enfants d’Israël. » Par ailleurs, les juifs payaient de fortes taxes, bien supérieures à celles des autres Boukhares… La communauté juive de Samarkand comptait plus de 50 000 fidèles au XIIe siècle. Elle est la seule communauté religieuse à avoir résisté à l’islam ; si on recensait encore en 1989 quelque 37 000 juifs boukhariotes, presque tous ont émigré après la chute de l’URSS, mais les quartiers juifs de Samarkand et de Boukhara sont toujours là.

La conquête musulmane (VIIe siècle)

Dans un premier temps, la conversion des khans à l’islam avait dû être assez formelle, même si les musulmans bénéficiaient d’une aura particulière, car leurs missionnaires étaient aussi des guerriers. L’islam sut perdurer, en grande partie grâce au prosélytisme des confréries soufies. Aujourd’hui l’islam d’Asie centrale est majoritairement sunnite, métissé de croyances zoroastriennes, manichéennes, bouddhistes ou animistes, et toujours fortement influencé par les confréries soufies. Le soufi Akhmad Yasavi, qui vécut au XIIe siècle, était le père spirituel de Tamerlan. Il est l’auteur de poésies mystiques, les Hikmet, rédigées en türk, la langue du peuple. Très répandu chez les tribus nomades, cet islam était empreint de traditions chamaniques ; il s’est aujourd’hui progressivement dilué dans l’islam populaire.

La confrérie soufie, constituée au XIVe siècle par Baha al-Din Naqchband, eut un rôle dominant dans la vie religieuse et politique de la Transoxiane, et sa sépulture, à quelques kilomètres de Boukhara, est toujours un haut lieu de pèlerinage. Les naqchbandi écrivaient en persan, la langue des érudits, et représentaient un islam savant, celui des sédentaires et des bâtisseurs. Ils ont établi de nombreux rites encadrant la pratique de l’islam.

Comme à La Mecque, les pèlerins font trois fois le tour des tombeaux, mais certains rituels paraissent plus « païens », comme cette pratique qui consiste à déchirer un morceau de vêtement et à l’accrocher à un arbre en faisant un vœu, à passer en rampant sous l’immense lutrin de la mosquée Bibi Khanum à Samarkand, à tourner autour du gigantesque chaudron du mausolée de Yasavi, ou encore à poser sa tête sur la pierre noire du mausolée de Naqchband. La prière au saint demande souvent la guérison ou la fertilité.

Le retour de l’islam après l’indépendance

Islam Karimov, premier secrétaire du Parti communiste ouzbek et premier président de la république d’Ouzbékistan, a tenu compte du maintien de l’islam dans la société. Prônant la laïcité, il n’en a pas moins prêté serment sur le Coran. L’islam, rétabli comme religion d’État après l’indépendance, n’avait en fait jamais totalement disparu. Sa répression fut intense de 1932 à la Seconde Guerre mondiale : les musulmans récalcitrants furent envoyés en Sibérie, les mosquées et les madrasas furent transformées en entrepôts ou en fabriques. Mais, au cours des années qui suivirent, les mollahs de village purent continuer à enseigner discrètement le Coran, sans être trop inquiétés.

Après l’indépendance, de nombreuses madrasas ont été réhabilitées. Les mosquées ont été rendues au culte dans la plus grande partie du pays. Les fêtes religieuses sont à nouveau célébrées, mais l’Ouzbékistan est depuis trois décennies confronté à l’émergence et au développement d’un islamisme intégriste importé d’Arabie saoudite, le wahhabisme, dont les membres les plus virulents ont alimenté en hommes et en idées le Mouvement islamiste ouzbek.