Le berceau de grands mythes originels
C’est en Arménie, dit-on, que « le Tout-puissant établit le paradis terrestre ». Et l’Arménie chrétienne a payé d’une histoire souvent cruelle l’insouciance du Jardin d’Eden ! Berceau de mythes originels, l’Arménie revendique une histoire vieille comme l’humanité, dont elle supporta les premiers pas, quand la terre, après le Déluge, se repeuplait avec Noé et les siens autour du mont Ararat, aujourd’hui en Turquie, mais qui veille sur Erevan, et sur tout un peuple. Les Arméniens, qui se nomment eux-mêmes Haï, et leur pays, Haïastan, font d’ailleurs remonter leur arbre généalogique à Noé, dont Haïk, leur ancêtre, fut l’arrière-arrière-petit-fils, selon une tradition rapportée par l’historien arménien du Ve siècle Moïse de Khorène. Ces références bibliques disent combien cette terre est pétrie de christianisme. Sa conversion précoce a radicalement changé les destinées d’une nation déjà riche d’une histoire forgée dans le creuset du monde antique, entre influences hellénique et perse dont elle fit une heureuse synthèse, et lui a donné une identité qu’elle a préservée au prix d’immenses sacrifices. Unifiée par les Artaxiades dont le plus puissant dynaste, Tigrane le Grand, se tailla un vaste et éphémère empire, entre mer Noire, mer Caspienne et Méditerranée, l’Arménie est tiraillée entre Rome et la Perse, redevenue une puissance sous la dynastie Arsacide des Parthes, quand elle fait ce choix décisif. L’accord de Rhandéia (63 apr. J.-C.), en vertu duquel un Arsacide parthe occupe le trône arménien inféodé à Rome, a permis à la dynastie arménienne de s’affirmer entre Romains et Parthes. Sommés de choisir leur camp, les Arsacides arméniens choisissent Rome quand leurs aînés parthes de Perse sont renversés par les Sassanides (224-651), désireux d’imposer le mazdéisme aux pays vassaux.
Le choix déterminant du christianisme
Cette tension entre l’Orient et l’Occident se confirme avec Trdat III (298-330) qui embrasse le christianisme en 301. La légende dit qu’après avoir persécuté, comme son suzerain l’empereur Dioclétien, les chrétiens nombreux dans une Arménie évangélisée par les apôtres Thaddée et Bartholomée, le roi aurait été transformé en bête fauve. On appela à son chevet un Arménien chrétien de Cappadoce, Grégoire, qui croupissait au fond d’un puits depuis 13 ans. Le roi retrouva forme humaine, devint chrétien, et chargea Grégoire d’« illuminer » le pays en y fondant une Église, à Etchmiadzine. Mais il se heurta aux résistances d’un paganisme qui avait ses fidèles et ses lieux de culte, tel l’élégant temple de Garni, et qui avait été récupéré par l’organisation des mages mazdéens, soutenue par les Perses, dans leurs efforts pour soumettre le pays. Si les princes arméniens devenus de fervents chrétiens ont détruit les temples païens pour ériger des églises, sur les lieux du martyre des chrétiens, comme celle dédiée à Sainte Hripsimée, à Etchmiadzine, il a fallu un siècle pour extirper du ciel arménien les anciennes divinités. Une période de troubles, dont Romains et Perses profitent pour diviser l’Arménie en 387 : à l’ouest, l’Empire romano-byzantin devenu chrétien pratique une politique d’assimilation ; à l’est, les Perses hostiles au christianisme causent la chute des Arsacides arméniens en 428. C’est alors que se forge la personnalité historique des Arméniens : le baptême de Trdat III fit de l’Arménie le premier État chrétien, 90 ans avant l’Empire romain; la création en 406, par Saint Mesrop Machtots, de l’alphabet, impose l’arménien dans l’administration et la liturgie, renforçant une identité qui s’exprimera à la bataille d’Avaraïr, en 451, opposant l’armée du roi de Perse aux troupes arméniennes menées par le chevalier Vartan Mamikonian. Les Arméniens sont battus, leur chef périt, mais les Perses renoncent à imposer le mazdéisme. Aussi, la défaite d’Avaraïr est célébrée comme une victoire majeure par les Arméniens et un épisode fondateur de l’Arménie chrétienne, sinon un choix de civilisation, comme l’insinue une lecture occidentalisante de l’Histoire. L’Arménie a certes conservé un certain héritage païen, la tradition mariale trahissant ainsi une survivance du culte de la déesse Anahit (on offre à la Vierge les premiers raisins à l’Assomption). Mais un lien charnel unit dès lors les Arméniens au christianisme : « Quiconque croyait que le christianisme n’était pour nous qu’un vêtement saura dès lors qu’il ne pourra nous l’arracher, tout comme notre peau… » déclarait Vartan Mamikonian le 2 juin 451, en haranguant ses troupes à Avaraïr ! Le christianisme s’est greffé sur une riche histoire nationale et la greffe a si bien pris que l’Arménie est restée résolument chrétienne. Un christianisme particulier, appuyé sur une Église nationale, apostolique et autocéphale, ne reconnaissant que l’autorité de son chef suprême, le catholicos, dont saint Grégoire l’Illuminateur inaugure la longue lignée. Car en 451, les Arméniens, occupés à Avaraïr, avaient déserté un autre champ de bataille, théologique : absente du concile de Chalcédoine, où les théologiens réunis par Byzance définissaient la nature du Christ (une nature humaine et une nature divine unies, non confondues), l’Église arménienne en récusera les conclusions en 552, au concile de Dvin, et sera rangée parmi les Églises non chalcédoniennes dites monophysites, donc hérétiques. Si à Avaraïr, les Arméniens s’étaient unis contre le paganisme, à Dvin, ils affirmaient leur singularité dans le monde chrétien, derrière une Église indépendante et son catholicos, siégeant à Etchmiadzine. Mais à quel prix ! Cela vaudra à l’Arménie, en butte aux efforts d’assimilation de Byzance, un fatal isolement face aux armées de l’islam, arabes, au VIIe siècle, puis turques, qui mettent fin au XIe siècle, à une royauté arménienne qui rayonna pendant deux siècles à Ani et dont la renaissance partielle, au nord, avec les Zakarides (XIIe-XIVe siècles), couvrit l’Arménie de ses plus beaux édifices.
Une foi qui déplace les montagnes
Animés de cette foi qui transportent leurs montagnes, les Arméniens, fuyant les Turcs maîtres de la majeure partie de l’Arménie, recréent au sud, en Cilicie, un royaume qui prospéra du XIe au XIVe siècle, avec l’appui providentiel des Croisades. Après la disparition de la royauté, sous les coups des Mongols, c’est l’église qui, durant les siècles de domination perse et ottomane, sera le ferment d’un réveil national, préparant les conditions d’une renaissance lorsque la question arménienne, au XIXe siècle, attire l’attention des Puissances sur le sort des Arméniens de l’Empire ottoman. Et quand le génocide s’abat sur le pays, en 1915, c’est encore autour de leur Église, qui sonne le tocsin en mai 1918, que se rassemblent les Arméniens pour défendre l’Arménie russe contre les Turcs et jeter les fondations d’une 1re République. La soviétisation n’a pu briser ce lien puissant. Livrant une guerre féroce au clergé suppôt du féodalisme, le régime soviétique a tenté pendant 70 ans d’extirper cette identité chrétienne, réduite à une Église officielle docile, et à l’intimité des foyers, où se transmet une foi dont la diaspora devient la pieuse gardienne. La période brejnévienne permet néanmoins une revalorisation du patrimoine chrétien, rendu au culte après l’indépendance en 1991, désignant l’Arménie comme un foyer vivant de la chrétienté d’Orient. Sans être très pratiquants, les Arméniens sont très attachés à leur Église, et ils le montraient en 2001 en célébrant avec faste le 1700e anniversaire de la conversion, et aussi à leurs églises, qui font corps avec le paysage. Conçue à la dimension de l’homme, l’église (yéguéghétsi) est la maison de Dieu, mais aussi la résidence secondaire de tout Arménien, qui la tient pour un lieu de culte autant que pour l’expression d’un génie national dont son petit pays fut la matrice. Un précieux et fragile héritage, que les Arméniens se sentent d'autant plus tenus de préserver et de transmettre qu'il a été quasiment anéanti après le génocide de 1915 dans l'Arménie occidentale (Est de la Turquie) où ne subsistent que de rares églises, et qu'il est menacé aujourd'hui encore, au Haut-Karabagh, où les Arméniens vaincus en 2020 ont dû remettre aux Azéris les clés du monastère médiéval de Dadivank et de la ville de Shushi, avec sa cathédrale Ghazantchetchots, déjà endommagée durant la guerre, dont le sort inquiète les Arméniens qui n'ont pas oublié la destruction par l'armée azérie dans les années 2000 des khatchkars du vieux cimetière arménien de Djougha, au Nakhitchevan.
Un foyer vivant de la chrétienté d’Orient
L’Arménie actuelle ne représente qu’un dixième de l’Arménie historique. Mais c’est là que naquit l’Arménie chrétienne, dont les hauts lieux, qui sont autant de lieux de pèlerinage, livrés à la dévotion des fidèles, retracent la genèse, au pied de l’Ararat, comme le Saint-Siège d’Etchmiadzine, Khor Virap, la « fosse profonde » où fut jeté saint Grégoire, ou le mausolée de Mesrob Machtotz, à Ochagan, et tant d’autres monastères et églises témoignant des fastes d’Ani, la capitale « aux mille et une églises », dont les ruines, en Turquie, sont visibles depuis l’Arménie. Si les villes n’ont pas survécu aux aléas de l’histoire, 4 000 édifices, surtout religieux, attestent ce génie artistique, exaltant dans la pierre des églises ou les enluminures des manuscrits, dont le Matenadaran-Institut des manuscrits anciens à Erevan est le sanctuaire, une culture chrétienne née de la rencontre entre l’Orient et l’Occident. Car l’Arménie, c’est ce monde singulier où se croisent l’Orient et l’Occident. Dans ces paysages bibliques aux tons ocre, dans ces steppes rappelant l’Asie centrale, sur ces hauts plateaux pierreux battus par les vents qui ont effacé les anciennes pistes chamelières dont témoignent des ruines de caravansérail, on cherche en vain l’Orient des Mille et Une Nuits. Malgré des siècles de domination musulmane, mosquées et minarets sont absents d’un paysage constellé d’églises et de monastères, ou de ces « pierres-croix » (khatchkars), dispersés à travers champs, témoignages lapidaires majeurs de l’identité arménienne. En symbiose avec la nature, ces monastères au dôme conique si caractéristique, se découpant dans le bleu du ciel au haut d’une crête, comme Tatev, se confondant avec les flancs des montagnes, comme Noravank, ou encore nichés dans une oasis de verdure au fond d’une gorge, tel Geghard, renvoient l’écho de cet Orient chrétien méconnu, avec son antique liturgie et ses rites parfois influencés par le paganisme. Et soudain, au détour d’une steppe aride, on pénètre dans une sombre et humide vallée, recouverte de forêts, aux faux airs de terroir français, où se tapit quelque église, Haghartzine par exemple, aux lignes si familières que des spécialistes occidentaux voulurent y voir les balbutiements de l’art roman. Mais un détail sur une façade trahit l’influence de la Perse, et un air de folklore, assorti d’une odeur de brochette, à la faveur d’une fête croisée en chemin, suffit à nous ramener dans cet Orient bien particulier. À Erevan même, si les modes venues de l’Ouest séduisent la jeunesse, la nonchalance et le flegme, plus orientaux que méditerranéens, d’une population qui envahit les terrasses de café avec les beaux jours, nous rappellent, autant que les faïences de la superbe mosquée persane de la capitale, que ce pays qui nous entraîne aux sources de la chrétienté sous la silhouette tutélaire de l’Ararat dont les neiges renfermeraient les restes de l’Arche de Noé, se situe aux portes de l’Iran.