Les légendes fondatrices
Deux sources imaginaires alimentent l’histoire de l’apparition des Incas. La première fait remonter leur origine au Titicaca, le lac sacré. Le Soleil, dieu suprême, ayant tiré des eaux ses deux enfants, Manco Capác et Mama Ocllo, confie son bâton de commandement en or à son fils Manco Capác et lui ordonne de fonder une ville à l’endroit où celui-ci pénétrera sans résistance dans le sol. Le bâton s’enfonce dans la terre fertile de la vallée de Cusco. La seconde légende, plus complexe, met en présence quatre frères, les Ayars, surgis de la caverne de Tamputoco en quête d’une terre promise. Chacun à la tête d’une tribu, les quatre frères se livreront bataille sur bataille afin d’asseoir leur hégémonie. A ce jeu, le vainqueur sera Ayar Manco ou Manco Capác, premier des treize Incas qui administreront l’empire.
On pense que les Incas, peuple quechua qui s’imposa sur les ruines de l’empire tiahuanaco-wari, venaient de la province de Cusco même. Dans la sierra, les groupes régionaux étaient plus nombreux et éclatés, donc plus difficiles à cerner. On a recensé les Collas et les Lupacas autour du lac Titicaca, les Canas et les Canchis dans la région de Cusco, les Huancas près de Huancayo, les Collaguas à Arequipa, les Chancas de l’Apurímac qui agressèrent sans trêve les Incas, les Huaylas dans le Callejón de Huaylas ou encore les Pocras de Huamanga, l’ancienne Ayacucho. Ces cultures guerrières et fières furent soumises et unifiées une à une.
La victoire fondatrice se situe en 1438 lorsque plusieurs ethnies régionales sous le leadership de Pachacutec (1400-1471) remportent une victoire essentielle face à la confédération chancas à Yawarpampa. C'est à Pachacutec qu'on doit un empire en continuelle expansion. Son fils, le 10e Inca Tupac Yupanqui (1471-1493) et son successeur Huayna Capac (1493-1527) consolident les territoires. C'est lors de cette étape que la civilisation inca connut la meilleure expansion de sa culture, technologie et science, forte de ses propres connaissances de la région andine et assimilant celles des Etats conquis.
Les Incas ont laissé sur ces terres un ancrage puissant. Ils ont su respecter les croyances de chaque peuple et les intégrer aux leurs, ce qui explique sans doute que cet héritage soit toujours palpable. Malgré la domination espagnole, la conversion au catholicisme, les années de lutte pour l'indépendance et la gouvernance, on a parfois l'impression que les Incas étaient encore là hier.
Une société hiérachisée à l'extrême
Le génie inca c’est aussi celui d’une société très structurée qui a permis d’organiser un empire et d’unifier des sujets très divers. En voici les piliers :
L’Inca ou Sapa Inca. Souverain régnant sur la noblesse et le peuple, qui le vénéraient comme le descendant direct du Soleil (Inti) et de Wiracocha, le dieu créateur, l’Inca exerçait le pouvoir absolu. Seuls les hauts dignitaires de la cour pouvaient lui adresser la parole. Outre son épouse légitime, la Colla, il avait un nombre infini de favorites. L’Inca était élu parmi les Panacas, lignages ou ayllus royaux. L’une des tâches de la Panaca, lorsque mourait l’Inca, était de conserver le corps embaumé et de transmettre oralement à son successeur – les Incas ne connaissaient pas l’écriture – ses réalisations et conquêtes.
La noblesse. Pour accéder à la cour de l’Inca, il fallait être membre de la Panaca impériale, être né ou avoir vécu à Cusco et parler le quechua, appartenir à la caste supérieure des groupes soumis à l’empire, ou bien se voir accorder par l’Inca ce privilège. Les fonctionnaires de plus haut rang étaient ceux chargés des routes ou des dépôts de vivres, ou les comptables, qui utilisaient pour leur travail les quipus (système de cordes à nœuds de couleur).
L'ayllu. C’est la cellule de base de la société, antérieure à l’Empire inca. Elle est constituée de familles qui avaient un ancêtre commun, possédaient une terre déterminée, la marca, et reconnaissaient l’autorité d’un chef, ou curaca, en charge des activités sacrées. Les membres de l’ayllu ne faisaient pas partie de la noblesse, mais pouvaient y accéder pour services rendus à l’Inca. Chaque famille de l’ayllu était propriétaire d’une parcelle de terre divisée en trois parties : une pour ses besoins, et les deux autres pour payer l’impôt à l’Inca et au culte. L’Etat pouvait ainsi payer ses fonctionnaires et subvenir aux nécessités alimentaires des peuples de l’empire en cas de calamités ou de catastrophes naturelles. Dans l’ayllu, les prairies et les bois étaient des espaces communautaires exploités en commun. Les travaux agricoles et de maintien des infrastructures étaient collectifs. La minka se pratique encore aujourd’hui dans les communautés villageoises andines pour entretenir les routes, les canaux... Les habitants de l’ayllu se devaient aide et assistance réciproques.
La gestion de la main-d’œuvre et de la population. Grâce aux constants dénombrements et inventaires, l’Inca connaissait parfaitement les affaires de l’Empire. Le compte de soldats, de travailleurs, l’évaluation des richesses produites par le travail des corvées et des ressources nécessaires à l’entretien de la main-d’œuvre étaient rendus possibles grâce aux quipus. Les peuples qui voulaient s’incorporer à l’empire recevaient une « aide technique » par l’intermédiaire des mitimaes, des techniciens en mission hors de leur communauté. Les peuples hostiles aux Incas couraient le risque d’être envoyés dans des régions très éloignées de leur territoire. On vit ainsi des populations de l’Amazonie déportées dans les Andes, ou inversement. Chaque individu devait accomplir une tâche déterminée pour l’Etat pour une durée précise : la mita. Ainsi, l’Etat était assuré de pouvoir compter sur une main-d’œuvre disponible pour les travaux tels que constructions d’ouvrages routiers et service militaire.
Le pouvoir de la religion. Le pouvoir religieux était exercé par les membres de la noblesse, et parmi eux le Willac Umu, parent de l’Inca chargé du culte du Soleil au Qoricancha. La hiérarchie religieuse comprenait également les prêtres communiquant avec les momies, ceux chargés des sacrifices (d’animaux, rarement d’hommes), les devins et les mages, et les acllas (femmes choisies pour leur grande beauté, qui résidaient dans l’acllawasi ou « maison des élues »). Les mamaconas, âgées de plus de 50 ans, étaient chargées de la confection des vêtements rituels et de la chicha, boisson traditionnelle (alcoolisée ou non) à base de maïs, qui a perduré aujourd'hui. Le dieu suprême de la religion inca était Inti, le Soleil, et l’on adorait également la Terre (Pachamama) et la Lune (Quilla), en plus des phénomènes naturels tels que la foudre, l’eau, les collines, etc. – auxquels il fallait faire des offrandes sous peine de châtiment. Chaque année Cusco fait revivre son Inti Raymi, fête en l'honneur du soleil, dans bien d’autres villes il existe aussi des raymi. Le Yacu Raymi, fête de l’eau, est encore vivace dans les Andes centrales. Les Incas ne croyaient pas au paradis ni à l’enfer, mais à une vie après la mort. Les Incas n'imposaient pas de nouvelle religion aux peuples vaincus mais rendaient officiel le culte du Soleil.
Des bâtisseurs de génie
Lorsqu'on pense aux Incas on a en tête ces forteresses incroyables fondues dans le paysage et le dominant à la fois, témoignages d'une connaissance géologique, physique et architecturale et d'un travail d'une finesse extraordinaire. Comment ne pas être fasciné par les murs cyclopéens aux pierres à angles multiples (sur le site du Machu Picchu, il existe une pierre ayant 32 angles !), parfaitement ajustées, au point qu’il est impossible de glisser une feuille de papier dans les interstices ? Le plus bel exemple en est donné par les murailles en zig-zag de Sacsayhuamán qui dominent Cusco. Dans le Qoricancha, le temple du Soleil de la cité impériale, les pierres taillées en rectangles, avec une surface polie, légèrement convexe, ont résisté aux tremblements de terre. La Vallée Sacrée permet aussi d'admirer les terrasses à flanc de montagne de Pisaq, la forteresse incrustée dans la roche de Ollantaytambo, les canaux de Tipón. Plus secret, le Choquequirao n'a pas encore révélé tous ses secrets, partiellement recouvert par la végétation, mais ses 24 lamas blancs incrustés dans les terrasses andines sont un travail d'une précision inédite. Près de Lima, le site de Pachacamac, antérieur aux Incas, a été préservé par ceux-ci. Il y aurait encore beaucoup d'autres sites à citer mais beaucoup ne sont pas mis en valeur ou protégés de façon adéquate (mentionnons Huanuco Pampa, ou Cumbemayo près de Cajamarca) ou sortent à peine de l'ombre (Waqrapukara à Cusco).
A l’apogée de l’Empire, le réseau de routes et chemins atteignit 24 000 km (entre 30 000 et 50 000 selon Hyslop en 1984). Ainsi étaient reliés tous les centres religieux et militaires, tout comme les magasins de vivres et les cités. Conçus pour les piétons et les lamas de trait, les chemins étaient larges de 5 à 10 m, et empruntaient les hauteurs et les vallées andines : cet extraordinaire réseau témoigne d’une parfaite organisation sociale et économique. Le caractère rectiligne du tracé nécessitait la construction de nombreux ponts suspendus en corde (de fibre végétale ou de roseau) et d’escaliers. Certains de ces ponts ont été entretenus au fil des siècles selon les savoir-faire ancestraux par les communautés comme celui de Q'eswachaka au sud de Cusco. Les chasquis, messagers qui transportaient au pas de course les quipus et les denrées alimentaires, se relayaient pour parcourir ces chemins (les armées, les administrateurs, les juges, etc.). On dit qu’ils pouvaient relier Cusco à Quito en 5 jours. Le long des chemins, on trouve des tambos. Les excédents de production y étaient stockés pour être redistribués aux peuples ou armées qui en avaient besoin. Le territoire du Pérou est truffé de restes de tambos, et ce terme entre dans la composition de nombreux noms de lieux, rappelant leur origine inca. Malgré l’acharnement mis par les Espagnols à détruire toute trace du passé glorieux des Incas, il reste de nombreuses preuves fièrement dressées du génie de cet empire constitué en moins d’un siècle. Les vestiges du réseau de routes incas, baptisé Qhapaq Ñan, ont été inscrits en 2014 sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO.
Pour en apprendre plus sur le génie inca, on ne saurait trop vous recommander la visite du Musée Larco à Lima qui met en scène toutes les civilisations précolombiennes et celui de Pachacamac. Cusco possède son Museo Inka avec quelques pièces intéressantes et le Musée Manuel Chavez Ballon en contrebas du Machu Picchu également. Hormis les quipus qui ont gardé tout leur mystère et les qeros (coupes traditionnelles), les Incas se sont moins dédiés au travail d'artisanat, de céramique ou d'orfèvrerie. Les Incas sont aussi et surtout les héritiers des savoir-faire antérieurs.