De la colonisation à l’indépendance
1532 ne fut pas une année douce : le pays est alors à feu et à sang suite à la rivalité opposant deux frères se disputant le territoire. Si Huascar possède la partie sud et a érigé Cuzco au rang de capitale, Atahualpa – qui s’est vu attribuer le Nord et Quito – ne cesse ses attaques répétées, avant de tomber lui-même entre les mains du conquistador Francisco Pizarro qui le fera mettre à mort l’année suivante. Voilà pour la réalité qui signe le début de la colonisation de l’Equateur, bien loin de la fiction qu’inventa Laurent Binet dans l’uchronie Civilizations (Grasset, 2019) quand il imagina que la traversée de l’Atlantique – et la conquête territoriale – se firent dans l’autre sens. Pour autant, cet épisode dramatique a tout de même fait l’objet d’une recension… qui coûta à son auteur la prison. En effet, Jacinto Collahuazo, chef indigène d’Otavalo né vers 1670, rédigea une chronique des guerres civiles équatoriennes, mais usa pour cela non pas de l’espagnol, qui lui avait été enseigné, mais du quechua, sa langue natale. Cela déplut aux colons qui le firent emprisonner et ordonnèrent la destruction de son œuvre, dont un fragment – dans une traduction espagnole – fut miraculeusement découvert plusieurs siècles plus tard : Elegía a la muerte de Atahualpa. Une autre littérature apparaît avec les hommes d’Eglise, au titre desquels on pourrait citer par exemple Juan Bautista Aguirre (1725-1786) qui s’essaya à la poésie, religieuse mais aussi amoureuse, ou Juan de Velasco, également né en Equateur deux ans plus tard, qui signa Historia del Reino de Quito en la América Meridional en 1789.
Un virage d’importance est pris avec Eugenio Espejo (1747-1795). D’origine métisse, son enfance n’a rien d’idyllique, il réussit pourtant à poursuivre ses études, tout d’abord dans le domaine de la médecine puis dans celui du droit. Doté d’une belle intelligence et d’un sens critique exacerbé, influencé par les Lumières, le Quiténien va rapidement s’attirer de sérieux ennuis pour avoir dressé un portrait sans concession de la gouvernance coloniale. Entretenant des alliances avec des intellectuels des pays voisins, plus précisément la Colombie, Espejo va surtout planter la première graine de l’indépendance. Le satiriste qu’il fut a laissé derrière lui une œuvre abondante, dont le cinglant El nuevo Luciano de Quito publié sous pseudonyme ou un très remarqué Discurso sobre la necesidad de establecer una sociedad patriótica. Par ailleurs, il lança le premier journal équatorien, Primicias de la cultura de Quito, qui ne compta malheureusement que sept numéros, preuve de l’oppression dont il fut victime. Enfin, ses recherches médicales firent l’objet de publications qui ne manquent pas de rappeler que son époque fut aussi témoin d’une célèbre expédition scientifique, celle que fit le Français Charles Marie de La Condamine en Équateur de 1735 à 1743 dans le but de prouver, conformément à la théorie d’Isaac Newton, que la Terre n’était pas parfaitement ronde. Au début du siècle suivant, en 1835, c’est le naturaliste Charles Darwin qui prendra la route des îles Galápagos, mais cela est déjà une autre histoire à retrouver dans son Journal de bord du voyage du Beagle (éditions Honoré Champion).
Comme l’avait pressenti Eugenio Espejo, un vent de révolte et de liberté va souffler sur l’Équateur. Plusieurs soulèvements agitent Quito puis la Sierra, et bien que les insurgés soient défaits en 1812, l’appui du Bolivien Simón Bolívar et la puissance de la « Grande Colombie » tracent peu à peu le chemin vers l’indépendance qui sera actée en 1830. Plusieurs écrivains endossent alors un rôle patriotique, et l’un des plus renommés est certainement José Joaquin Olmedo (1780-1847) que l’on associe volontiers au Vénézuélien Andrés Bello (1781-1865) et au Cubain José-Maria de Heredia (1842-1905). Olmedo occupera de hautes fonctions politiques mais ses livres lui permettront d’alimenter son combat. Pour ce faire, il choisira d’adopter un style néo-classique – bien loin de la mode du Romantisme qui alors conquiert le continent et auquel adhèrent Numa Pompilio Llona et Julio Zaldumbide – en utilisant l’épinicie, forme servant à glorifier les athlètes au temps de la Grèce antique. Son poème le plus connu est Canto a Bolívar. Tout aussi engagé, tout autant reconnu, Juan Montalvo (1832-1889) a lui aussi fortement marqué les lettres équatoriennes, notamment avec ses Sept Traités (imprimés à Besançon en 1883), qui ne sont pas sans rappeler les travaux de Montaigne, et avec ses pamphlets, en grande partie rédigés en exil, lapidaires à l’encontre du président conservateur Gabriel García Moreno – dont il dira que c’est sa plume qui l’a tué – et du dictateur Ignacio Veintemilla. En 1895, il fera enfin paraître Capítulos que se le olvidaron a Cervantes, les « chapitres oubliés » du grand écrivain espagnol, père de Don Quichotte, qui lui vaudront l’admiration de ses pairs de par le monde. Pourtant, celui qui est considéré comme le premier romancier équatorien est Juan León Mera qui, outre les paroles de l’hymne national Salve, Oh Patria, signa en 1879 Cumandá o Un drama entre salvajes.Une littérature engagée
Appartenant au courant de l’indigénisme, qui se préoccupe de la condition des Amérindiens, Mera met en scène l’Equateur du XVIIIe siècle où il campe les amours de Cumandá, qui donne son nom au roman, et de Carlos, et où – surtout – il livre une réflexion sur l’esclavage et les dommages de la domination des colons sur les tribus ancestrales, tout en se faisant le chantre de la beauté de la nature. Devenue un classique, son œuvre fera l’objet de maintes adaptations postérieures, notamment à l’opéra et au cinéma. Dans le même temps, Luis Cordero Crespo, progressiste qui fut président de 1892 à 1895, se passionne pour la langue kichwa à laquelle il consacrera un dictionnaire. Tandis que la fin du siècle voit s’étoffer le corpus de Remigio Crespo Toral (Mi Poema, 1885 ; Últimos pensamientos de Bolívar, 1889 ; Canto a Sucre, 1897) qui sera proclamé Poète National en 1917, le début du XXe se pare d’une teinte moderniste qui se retrouve tout spécialement dans les poèmes de Humberto Fierro (1890-1929), assimilé à la Generación decapitada. Notons que le lien qui l’unit aux autres membres de « génération décapitée » – Medardo Ángel Silva, Ernesto Noboa y Caamaño, Arturo Borja – réside dans le fait qu’ils ont tous choisi de se donner la mort. A leur suite, Hugo Mayo (1895-1988) incarna l’ultraïsme, un courant avant-gardiste qui ne rencontra que peu de succès en Equateur mais lui fit un nom à l’étranger. Enfin, celui qui devint incontestablement célèbre au-delà des frontières de son pays est Alfredo Gangotena (1904-1944) qui poursuivit ses études en France dès ses 16 ans. S’étant fait un devoir de maîtriser la langue de son pays d’adoption aussi bien que sa langue natale, c’est en français qu’il rédigea la majeure partie de ses textes. Ses affinités électives l’amenèrent à côtoyer les plus grands, de son compatriote Jorge Carrera Andrade à Max Jacob, de Jean Cocteau à Henri Michaux à qui il fit visiter l’Équateur où l’écrivain belge rédigea son fameux, Ecuador paru en 1929. Les Poèmes français de Gangotena se découvrent en deux volumes aux éditions de la Différence.
Du côté de la littérature, Luis Alfredo Martinez (1869-1909) introduit le mouvement réaliste. Issu d’une famille nombreuse, il est renvoyé de l’école en raison de son indiscipline, son père décide alors de le faire travailler comme agriculteur dans l’une de ses fermes. C’est là que s’imposent à lui ses premières velléités d’écrivain en herbe, là peut-être qu’il commence à faire germer l’idée de A la costa, considéré comme son chef-d’œuvre. Au-delà de la triste histoire de Salvador, c’est une véritable fresque équatorienne qu’il élabore, lucide et acerbe jusque dans son écriture, à mille lieues du lyrisme de Mera.
Si avec José de la Cuadra (Los Sangurimas, 1934), le Réalisme se fait magique, le ton se durcit avec certains écrivains qui mettent leur voix au service de la dénonciation de faits historiques, à l’image de Joaquín Gallegos Lara qui dans Las Cruces sobre el agua raconte la grève générale survenue en 1922 à Guayaquil ou de Nelson Estupiñan Bass, pressenti pour le Prix Nobel de Littérature en 1997, qui dans Cuando los guayacanes florecían évoque la guérilla faisant suite à l’assassinat du président Eloy Alfaro. Pour sa part, Jorge Icaza (1906-1978), creuse la délicate et douloureuse question de l’identité indienne, notamment dans L’Homme de Quito, traduit en français par Albin Michel en 1993, mais désormais malheureusement épuisé, et d’autant plus dans Huasipungo, paru en 1934, roman dans lequel s’illustraient les massacres dont furent victimes les populations indigènes. Il faudrait encore citer Alfredo Pareja Díez-Canseco (1908-1993), qui rejoindra lui aussi le Groupe Guayaquil, dont les romans Baldomera ou Las tres ratas complètent parfaitement l’œuvre de son aîné, ou Humberto Salvador Guerra (1909-1982) qui avec En la ciudad he perdido una novela… démontre à quel point il répondait aux exigences du Réalisme social tout en flirtant avec l’avant-garde. Adalberto Ortiz (1914-2003) allia à la perfection ces deux approches grâce à une langue chamarrée s’affranchissant des codes en vigueur, ce qui lui valut le Prix Eugenio Espejo en 1995.
C’est encore avec l’esprit de clan que les nouvelles générations continuent d’explorer les limites de la littérature, le tzantzismo initié par Marco Muñoz et Ulises Estrella en est un parfait exemple puisque ce groupe réunira en son sein des écrivains aussi importants que Jorge Enrique Adoum (Entre Marx y una mujer desnuda, 1976) ou Abdón Ubidia (Sueño de lobo, 1986). D’autres marquent l’époque de leur empreinte personnelle, tels Jorge Davila Vazquez qui bouleverse l’ordre établi avec l’audacieux – dans la forme et dans le fond – María Joaquina en la vida y en la muerte (1976), ou Alicia Yánez Cossió, née en 1928, qui demeure longuement à Cuba, mais est la première femme à recevoir le Prix Eugenio Espejo (2008) pour ses écrits tant poétiques (De la sangre y del tiempo) que romanesques (Bruna, Soroche y los tíos). Avec la nouvelle génération, la littérature équatorienne tend en effet à se féminiser, comme le démontre le succès rencontré par María Fernanda Espinosa – qui par ailleurs occupe le prestigieux poste de présidente de l’Assemblée générale de l’ONU – couronnée par le Prix National de poésie pour Caymándote, un recueil où elle affûtait sa poésie mi-érotique, mi-écologique. Quant à Gabriela Alemán, également représentative de ces nouvelles perspectives, elle se découvre enfin en français grâce au travail de traduction des éditions marseillaises L’Atinoir qui publient La Mort siffle un blues, étonnant ensemble de nouvelles. Enfin, Rocío Durán Barba, journaliste née à Quito en 1956, mais voyageuse infatigable, est devenue l’une des plus grandes porte-parole des préoccupations contemporaines de son pays natal. Son essai Hymne à l’éternel printemps (éditions Caractères) a été publié à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance de l’Equateur.