Les langues dravidiennes
Si l’Inde – à en croire Tabucchi, mais aussi un ouvrage resté célèbre qui décrit le « syndrome indien » (Fous de l’Inde, Régis Airault, éditions Payot) – est un pays où il semble facile de se perdre, que dire de l’empire linguistique qu’elle constitue, elle qui certes ne revendique que deux langues officielles – l’hindi et l’anglais – mais compte plus de 800 langues régionales, dont 22 ont été élevées au rang de « classiques » par le gouvernement et sont dorénavant inscrites dans la Constitution. Bien que ce corpus paraisse impressionnant, la linguistique aide pourtant à définir les contours de la partie du sous-continent qui nous intéresse, puisque c’est en Inde du Sud, d’une manière générale, que se déploient les langues dravidiennes, du nom des peuples éponymes qui n’étaient apparentés ni aux Aryens, ni aux Himalayens. Dans cet ensemble déjà plus restreint, que l’on a coutume de limiter à 26 langues, ces dernières ne sont pas à égalité d’un point de vue littéraire, d’autant plus que le taux d’alphabétisation indien reste inférieur à la moyenne mondiale, et que, de fait, la tradition orale continue de s’y déployer largement. Le recueil Nouvelles de l’Inde du Sud, paru en 2022 aux éditions Magellan & Cie, aide toutefois à s’y retrouver un peu. Cet ouvrage propose en effet un petit panorama édifiant puisque – outre le tamoul (majoritaire au Tamil Nadu) et le malayalam (région du Kerala) –, il contient des versions françaises de langues autrement plus rares en traductions, telles que le kannara (région du Karnataka) et le télougou (de l’Andhra Pradesh). Pour notre part, nous allons tenter de dresser une rapide histoire de ces littératures, de la plus ancienne – celle en tamoul – à la plus récente – celle en malayalam.
Aux origines
Dater précisément l’apparition de la littérature tamoule s’avère hasardeux pour au moins deux raisons, la première étant que les manuscrits anciens étaient rédigés sur des ôles, ces feuilles de palmier qui possédaient certes de bonnes capacités de conservation mais n’en demeuraient pas moins putrescibles, la seconde est qu’il est bien difficile de démêler l’écheveau des chronologies anciennes, la transmission orale ayant propagé des dates historiques qui paraissent pour le moins fantaisistes à certains chercheurs. Dans un souci de conciliation, d’aucuns s’accordent en tout cas à la voir remonter à quelques centaines d’années avant notre ère, et à la juger plus ancienne que le sanskrit, l’autre langue prépondérante dans l’Inde ancienne (mais plutôt au nord). Par ailleurs, cette littérature tamoule classique est également dite « Sangam ». Ce mot – « confluence » en français – désigne tout autant les trois Académies littéraires (la première ayant été submergée par les flots, selon la légende) qui se seraient succédé sous l’empire Pandya (dont la durée diverge sensiblement selon les sources), que la totalité des œuvres élaborées par celles-ci. Si les circonstances de leur création restent floues, quelques milliers de textes survivants ont tout de même été associés à cette période. Compilés au Xe siècle, ces poèmes généralement « profanes » ont habituellement été classés selon deux thèmes prépondérants, comme dans l’anthologie Ettutokai : ceux répondant à l'akam (l’intérieur, l’amour par exemple), et ceux dressant des descriptions du puram (l’extérieur : les guerres, la vie en société). Il faudrait encore évoquer une grammaire fondamentale (Tholkaapiam), les traités d’éthique ou de morale, puis – postérieures – les épopées (Silappadikaram et Manimekhalai) ou la poésie de « dévotion », l’akam ayant finalement englobé Dieu.
Au demeurant, le Xe siècle est aussi charnière pour la langue kannada puisqu’elle prend une nouvelle envergure sous l’influence du jaïnisme, une religion qui est alors en plein essor. Si jusqu’alors les textes s’intéressaient plutôt à la poésie – comme le démontre le traité du IXe siècle Kavirajamarga, « voie royale des poètes » –, désormais ils prennent une dimension spirituelle – l’Adi purana du moine Jinasena racontant le parcours d’un homme qui va renoncer au pouvoir en faveur de son frère en est un bon exemple –, voire guerrière avec la réécriture de la célèbre épopée Mahâbhârata que Pampa Bharata intitule Vikramarjuna Vijaya. Au siècle suivant, le kannada adoptera une autre métrique poétique, le vachana, sorte d’aphorismes rimés, tout en gardant son inspiration religieuse, cette fois entretenue par le courant lingyatiste.
Langue populaire par excellence, elle n’en est pas moins longuement influencée par le sanskrit, à l’instar du télougou qui, lui aussi, s’affirme au XIe siècle grâce à Nannaya Bhattaraka qui en rédige la première grammaire tout en s’adonnant à la poésie. Ses œuvres sont les plus anciennes connues (ou sauvegardée) en télougou. À sa mort, Tikkanna (1205-1288) poursuivra la traduction du Mahâbhârata qu’il avait entreprise, avant que Yerrapragada n’y mette un point final. Pourtant, le véritable âge d’or commencera deux siècles plus tard – avec des poètes tels que Srinatha et Bammera Pothana, ou Allasani Peddana, et des œuvres telles que le poème épique Amuktamaliada, ou celles issues du genre « Prabandha » (biographies de personnages célèbres) qui leur succèderont à l’époque médiévale – au moment-même où s’étoffe la littérature malayalam. La « benjamine » des langues dravidiennes est effectivement utilisée depuis le Xe siècle – le Darukkavadham, consacré à la déesse Kali, remonterait à cette période – mais gagne son indépendance vis-à-vis du sanskrit et du tamoul, auxquels elle doit beaucoup, grâce à une famille de poètes de Niranam (Kerala) qui la remodèle, jusqu’à ce qu’au XVIe siècle naisse celui qui est considéré comme le père du malayalam moderne, Thunchathtu Ezuthachan, qui popularisera le kilippattu, ce type de poèmes dits « du perroquet » où le narrateur est un animal. Avec Cherusseri Namboothiri, son prédécesseur du XVe siècle, et Kunchan Nambiar, son successeur du XVIIIe siècle, il appartient au « Grand Trio » (Mahakavitrayam), cette trilogie de poètes dont le talent reste inégalé et qui constituent la base de la littérature malayalam.
De la colonisation à l’ère moderne
À partir des XVIe et XVIIe siècles, les Portugais et les Britanniques commencent respectivement à coloniser l’Inde. Outre la production écrite par des colons, les liens qui se créent entre le sous-continent et l’Europe influent sur les littératures autochtones qui abordent de nouvelles thématiques et usent de nouvelles formes, s’intéressent aux courants mondiaux et bénéficient en outre du développement des outils d’impression. Ainsi, la première presse sera installée au milieu du XIXe siècle à Kottayam (Kerala) par des missionnaires chrétiens. À l’heure de l’indépendance, en 1947, certains écrivains feront le choix de continuer à utiliser les langues coloniales – notamment l’anglais qui, pour des raisons pratiques et internationales, continue à être largement plébiscité –, à l’instar par exemple de R. K. Narayan, né à Madras en 1906 où il décèdera en 2001. Éduqué à l’école luthérienne et enthousiasmé par la lecture de Dickens, Shakespeare ou Walter Scott, c’est tout naturellement en anglais qu’il publie en 1935 Swami and Friends – une autofiction sur son enfance composant le premier tome de sa trilogie Magudi Days – que son ami Graham Greene essaiera de promouvoir à Londres. Peu à peu, son style, proche du flux de conscience cher à Virginia Woolf, finira par conquérir ses lecteurs, dont des Français grâce au travail de traduction mené par les belles éditions Zulma (Le Magicien de la finance, Le Guide et la danseuse).
Dans la lignée des auteurs indiens ayant opté pour l’anglais, alors que sa langue maternelle était l’ourdou (parlé au nord de l’Inde et au Pakistan), il est impossible de ne pas citer Salman Rushdie qui vit le jour en 1947 à Bombay, même s’il quitta sa ville natale à l’adolescence pour rejoindre le Royaume-Uni. Issu d’un milieu bourgeois et d’une famille musulmane laïque, son œuvre féconde est entachée par une fatwa qui le menace depuis 1989, l’année suivant la publication des Versets sataniques. Ce danger, au quotidien, confirmé par le nouvel attentat dont il fut victime en 2022, lui avait soufflé l’idée d’écrire l’autobiographie romancée de son double littéraire, Joseph Anton, mais le panel de ses inspirations est bien plus large comme le confirment ses autres textes, des Enfants de Minuit paru chez Plon en 1997 à Quichotte publié par Actes Sud en 2020.
Né en 1952, également à Bombay mais vivant désormais sur le sol canadien, Rohinton Mistry use lui aussi de l’anglais. Ses romans sont publiés dans notre langue par Albin Michel (L’Équilibre du monde, Un si long voyage, Une simple affaire de famille), tout comme ceux d’Anita Nair, native du Kerala : Dans les jardins du Malabar, L’Abécédaire des sentiments, La Mangeuse de guêpes…
Ces beaux succès internationaux – Rushdie est Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres, Mistry est récipiendaire du Prix du Gouverneur général et Nair du Kerala Sahitya Akademi – ne laisseront pas oublier que les langues dravidiennes ont atteint au XXe siècle un degré de maturité suffisant pour, elles aussi, bénéficier d’une large audience, que ce soit à l’intérieur ou hors des frontières du sous-continent indien. Ainsi, la littérature malayalam peut s’enorgueillir du parcours de G. Sankara Kurup (1901-1978) qui fut le premier écrivain à recevoir en 1965 le Prix Jnanpith qui est désormais reconnu comme la plus haute distinction littéraire indienne, et de celui de OV Vijayan (1931-2005) qui remporta tous les suffrages dès son premier roman, Khasakkinte Itihasam paru en 1965. Depuis, Madath Vasudevan Nair, né en 1933, a été reconnu comme l’un des plus grands auteurs de la période post-indépendance, ses œuvres réalistes portant sur des sujets aussi intimes que la vie familiale ont en effet fait date. Sa cadette, Khadija Mumtaz, née en 1955 à Kattor, poursuit dans cette veine psychologique en mettant à profit son expérience en tant que médecin : son deuxième roman, Barsa, s’est ainsi vu récompensé du prestigieux Kerala Sahitya Akademi en 2010. Du côté de la littérature tamoule, il nous faudra mentionner Jayakanthan (1934-2015), originaire du Tamil Nadu, qui a porté la voix des plus humbles dans ses romans, le prolixe Sujatha Rangarajan (1935-2008) qui gagna ses lecteurs en publiant dans les journaux avant de se tourner vers le cinéma, et enfin Pérumal Murugan, né en 1966 près de Thiruchengodu, que l’on aura la chance de pouvoir découvrir en français grâce aux éditions Hauteville : Le Bûcher évoque l’amour impossible entre deux jeunes gens qui ne sont pas issus de la même caste.