Découvrez le Paraguay : Au temps des missions jésuites des Guaranis

Les missions jésuites des Guaranis représentent l’un des épisodes historiques les plus marquants de l’histoire paraguayenne. Si les missions se sont développées également sur les territoires actuels de l’Argentine, du Brésil et d’Uruguay, c’est au Paraguay que l’on retrouve les plus beaux témoignages de cette « République chrétienne indigène », unique et pleine d’utopie, qui a su se consolider au fil du temps. Théologie, philosophie, politique et économie se mêlent dans cette alliance singulière entre des missionnaires européens austères et cultivés, et un peuple indigène semi-nomade menacé. Le résultat en sera une société humaine paternaliste, mais respectueuse et protectrice, puissante, économiquement et militairement, et capable de cultiver avec raffinement les arts de l’écriture, de la sculpture, de la peinture, du chant et de la musique, tout cela au beau milieu de la jungle sud-américaine…

L’origine des missions

Au milieu du XVIe siècle, le Paraguay cesse d’être une base d’exploration du Nouveau Monde pour devenir une terre de production agricole. Les Guaranis et autres indigènes sont alors soumis au système colonial de l’encomienda. L’encomendero espagnol était chargé de « civiliser » et d’évangéliser les Indiens. En contrepartie, il percevait d’eux des corvées (la mita) et était soumis à l’impôt. Si ce système de semi-servage a fonctionné sans difficulté sur les sociétés andines de l’ancien Empire inca, qui l’appliquait déjà, dans une certaine mesure, avant l’arrivée des Espagnols, ce fut plus compliqué à mettre en place au Paraguay. Beaucoup de Guaranis refusèrent ce travail forcé, auquel ils furent soumis du jour au lendemain. Pour éviter le chaos, le roi d’Espagne fit appel aux congrégations religieuses. L’évangélisation des « païens » allait de pair avec la civilisation des « sauvages ». Il fallait convertir les Indiens pour mieux les ramener à la vie civile et les soumettre à l’autorité coloniale. Au milieu des années 1580, les Franciscains vont fonder les premières missions, ou « réductions ». Ce terme trouverait son origine du latin reductio, qui signifie « ramener », à la vie civile et à l’Église  Ad vitam civilem et ad Ecclesiam reducti »), mais également du mot « réduit », un univers isolé et préservé. Dans les missions franciscaines, les Guaranis restaient soumis à l’encomienda, mais encadrés par les moines. De leur côté, les Jésuites vont se servir de l’expérience franciscaine pour perfectionner les réductions, en dehors du système administratif colonial.

L’approche jésuite

La Compagnie de Jésus est une congrégation catholique masculine, fondée en 1540 par Ignace de Loyola, avec ses compagnons Pierre Favre et François-Xavier. L’organisation se fondait sur une forte discipline et une haute exigence, tant intellectuelle que physique. Peu après la création de l’ordre jésuite, des missionnaires de toute l’Europe partaient à travers le monde et notamment en Amérique, pour apporter la foi catholique. De lourdes expéditions s’engageaient à travers l’océan Atlantique, puis remontaient les fleuves, au milieu de la jungle. Arrivés à Asunción, ces aventuriers érudits apprenaient la langue et la culture guaranie. Les Jésuites maîtrisèrent rapidement les croyances messianiques guaranies, qu’ils utilisèrent pour se rapprocher des Indiens. Tupá, le « dieu suprême », créateur de la lumière et de l’univers, fut identifié au Dieu chrétien. Et pour détourner les Guaranis du mythe fondateur, les Jésuites surent habilement remplacer la « Terre sans mal », que seuls quelques élus pouvaient atteindre, par le paradis céleste, auquel tout croyant avait droit. Les Guaranis acceptèrent facilement les pères jésuites, qui étaient vus comme des karaïs (prophètes), mais aussi comme des protecteurs, face à la brutalité des encomenderos et des chasseurs d’esclaves.

La République jésuite guaranie

En 1603, le roi d’Espagne, Philippe III, autorisa les Jésuites à établir des missions indépendantes des règles coloniales, dans la région frontalière avec le Brésil. Au-delà de leur fonction religieuse, les missions étaient le moyen de peupler une zone tampon pour faire face aux véhémences portugaises sur la région. C’était aussi une façon de contrecarrer la puissance locale des encomenderos. Dans les réductions jésuites, à la différence des missions franciscaines, les Indiens étaient dispensés de la mita. Les Jésuites ne payaient pas d’impôt, mais un tribut au roi, proportionnel au nombre d’Indiens « mâles ». Alors que les missions franciscaines étaient relativement ouvertes sur l’extérieur, les réductions jésuites se trouvaient à l’écart de la vie coloniale, des vices des Espagnols, et même du castillan. L’écriture du guarani était enseignée, tout comme la médecine, l’architecture et les arts. Les réductions jésuites, complètement autonomes, étaient faites pour durer, avec une organisation sociale des plus originales pour l’époque.

L’organisation des missions

Chaque réduction était sous la responsabilité de deux pères. Une cinquantaine de caciques indigènes devaient gérer entre 2 000 et 8 000 Guaranis. Il y avait un gouverneur (corregidor), un conseil (cabildo) et diverses autorités : police, justice, finance, etc. Le Code pénal particulièrement progressiste excluait la peine de mort et la torture (ce qui n’était le cas nulle part ailleurs). Les missions se trouvaient à distance raisonnable des villes espagnoles. Les Jésuites, en concertation avec les caciques, choisissaient un lieu propice, à proximité d’un cours d’eau. Les missions étaient aménagées selon un plan rationnel, avec une grande place rectangulaire (130 x 100 mètres), où se trouvait la statue du saint patron. Sur l’un des côtés étaient bâtis l’église, le cloître, le cimetière, l’asile-orphelinat, la résidence des pères jésuites et les ateliers (fonderie, poterie, moulin, fours…). Derrière se trouvait le verger (huerta). Les autres côtés de la place étaient occupés par les maisons indigènes (casas de indios). À l’origine, les Guaranis vivaient dans d’immenses maisons (oga guazú) pouvant accueillir 200 personnes. Cette promiscuité posant un problème aux pères, les casas de indios étaient donc formées de plusieurs pièces, séparées par des murs épais. Elles étaient entourées d’un large corridor couvert. Autour des missions, on trouvait des fermes pour l’élevage et à la production de coton, maïs, canne à sucre ou yerba maté. Le travail dans ces estancias était collectif, mais chaque famille disposait de son lopin de terre pour sa propre subsistance. Le fruit du labeur collectif était partagé, ou vendu à l’extérieur de la mission, pour payer le tribut au roi. Une partie était destinée aux orphelins, malades et invalides. Les Indiens travaillaient environ six heures par jour (deux fois moins qu’ailleurs). Le temps libre était consacré aux activités religieuses et artistiques enseignées selon les canons européens.

L’arts sacré jésuitico-guarani

Les missions représentaient d’extraordinaires centres intellectuels et artistiques. La première imprimerie du Río de la Plata est par exemple sortie d’une réduction jésuite. Elle circulait de mission en mission, pour l’impression de livres religieux, comme ceux de Nicolás Yapuguay, écrivain et musicien guarani. L’architecture forçait également le respect. Des édifices monumentaux, dotés de solides poutres, de murs en pierre et de colonnes composées de blocs de grès, ont remplacé avec le temps les premières églises faites de branchages et de boue. L’ornementation des églises provenait d’un mélange harmonieux entre les motifs tirés de l’imaginaire guarani (fleurs, plantes) et les symboles chrétiens. Une visite des ruines des missions de Trinidad et de Jesús, permet d’apprécier le talent architectural de l’époque. Quant aux sculptures en bois polychromes que l’on admire dans les musées de San Ignacio Guazú, de Santa Maria de Fé, de Santa Rosa de Lima et de Santiago, elles étaient l’œuvre d’artistes guaranis, qui reproduisaient avec leur propre sensibilité (les statues ont souvent plus de formes et des traits indigènes) des icônes amenées d’Europe. Ce style est aujourd’hui dénommé « baroque guarani ». Quant à la musique, les Européens étaient subjugués par les chants et la qualité vocale des Indiens ! Les Guaranis composaient et jouaient aussi à merveille de la flûte, du luth, du violon, du violoncelle, de l’orgue, et de la harpe, avec des instruments qu’ils fabriquaient eux-mêmes avec beaucoup de dévouement.

Bandeirantes et mamelouks

Cette main-d’œuvre indienne, abondante et bien formée, ne manqua pas d’attirer les convoitises des chasseurs d’esclaves portugais. Dans les années 1630, les bandeirantes, aidés de leurs mercenaires indigènes, les « mamelouks », saccagent plusieurs missions et capturent des milliers d’Indiens. Les missions se déplacent alors vers l’ouest, dans les départements actuels de Misiones et Itapúa. Pour se protéger contre de nouvelles attaques, les Jésuites obtiennent de la Couronne le droit d’armer les Guaranis. Dotée d’arcs et de flèches, puis de fusils et de canons, l’armée guaranie mettra en déroute les bandeirantes à plusieurs reprises.

La Guerre des Guaranis

Cette « République communiste chrétienne » a fonctionné durant plus d’un siècle et demi. Les Jésuites ont réuni 150 000 Guaranis dans une trentaine de réductions, les fameux « Treinta Pueblos », répartis sur les territoires actuels du Paraguay, de l’Uruguay, du nord de l’Argentine, et du sud-ouest du Brésil. Mais en 1750, le Traité de Madrid, conclu entre l’Espagne et le Portugal, marque le début de la fin des missions jésuites. Cette entente modifie les frontières du Traité de Tordesillas (1494), qui partageait le Nouveau Monde entre les deux puissances coloniales. Le Portugal obtient de nouveaux territoires vers l’ouest et la frontière est déplacée au niveau du Río Uruguay. Sur ces terres selvatiques se trouvaient sept réductions jésuites. L’Espagne consent sans regret à faire expulser les occupants. Ces missions, véritables États dans l’État, étaient en effet devenues gênantes, aussi bien pour l’administration coloniale, que pour les autorités religieuses européennes. L’Église reprochait aux pères jésuites d’avoir créé une société à part, avec un syncrétisme culturel et religieux choquant. La « volonté de Dieu » était que les Guaranis devaient quitter ces missions. Beaucoup de Guaranis refusèrent d’abandonner ces terres, que des générations entières avaient fait prospérer. Ils prirent les armes, avec quelques jésuites rebelles. Le rapport de force était déséquilibré face aux armées portugaise et espagnole, mais la résistance dura trois longues années (1753-1756). Les récits racontent que l’un des plus célèbres caciques guaranis, Sepé Tiarayú, déclara « Kouvy ore mba’e » (« cette terre est la nôtre »), au moment où il est transpercé à la fois par une lance portugaise et une balle de fusil espagnol… Le film Mission, de Roland Joffé, avec Robert de Niro et Jeremy Irons, Palme d’or à Cannes en 1986, montre de façon romancée cet épisode tragique de la « Guerre des Guaranis ».

L’expulsion des Jésuites et l’abandon des missions

Les rapports politico-religieux avec la Compagnie de Jésus ne font que s’envenimer par la suite, pour aboutir finalement à l’expulsion des jésuites du Portugal (1759), de France (1764), d’Espagne (1767) et de ses colonies (1768). La Compagnie, avec ses 23 000 membres, 700 collèges et 300 missions à travers le monde, est finalement dissoute en 1773 sur ordre du pape (elle sera rétablie en 1814). Les missions situées en terres portugaises sont détruites, celles côté espagnol sont gérées un temps par l’administration coloniale. Face à la cupidité des administrateurs, les Indiens s’enfuient. Les missions seront totalement pillées puis abandonnées à la végétation durant près de deux siècles.

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