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Les origines

Si la vallée du Grand Rift qui traverse le Kenya est considérée comme le berceau de l’humanité, la région – plus vaste que les frontières tracées par les hommes et qu’il faudrait étendre jusqu’en Tanzanie – est aussi celle qui a vu émerger une langue, le kiswahili (la langue de la côte), et une forme poétique, l’utendi (ou utenzi). La première est née de la rencontre entre le parler des peuples bantous autochtones et le vocabulaire des marchands de la péninsule arabique avec qui les échanges se sont intensifiés au Xe siècle, la seconde répond à une métrique toujours très appréciée de nos jours : des quatrains dont les trois premiers vers riment ensemble et dont le quatrième trouve écho tout au long du poème.

C’est dans l’archipel de Lamu, et plus précisément sur l’île de Plate, que l’on situe le passage à l’écrit du kiswahili en caractères arabes (littérature ajemi) car ce n’est qu’avec l’arrivée des missionnaires à la fin du XIXe qu’il sera transposé en alphabet latin. Ainsi, c’est dans le palais royal de Yunga que Mwengo aurait composé pour le roi de l’île l’Utendu wa Tambuka, l’un des plus vieux manuscrits en swahili – appelé ici kiamu – dans lequel est racontée l’épopée des guerriers de Mahomet. C’est de l’île de Pate encore que viendrait un héros légendaire, Fumo Liyongo, dont les péripéties ont nourri tout autant la tradition orale qu’un important corpus de textes écrits. Enfin, l’archipel a vu naître une grande poétesse, Mwana Kupona, au début du XIXe siècle. Si sa vie est mal documentée, l’utendi qui porte son nom est resté célèbre. L’auteure y promulgue à sa fille des conseils sur la fonction d’épouse, et mâtine son propos d’une tonalité mystique. A peu près à la même époque apparaît une autre œuvre miraculeusement sauvée de l’oubli grâce à la retranscription qu’en a faite Mwalimu Sikujua, lettré de Mombasa, à la demande d’un missionnaire, William Taylor. Il s’agit d’un recueil élaboré par Muyaka (1776-1840), poète que l’on qualifie volontiers de nationaliste car il use de ses vers pour contester le pouvoir grandissant du Sultan d’Oman, mais qui s’autorise toutefois à aborder d’autres thématiques fortes telles que l’amour ou la prospérité. Enfin, il faudrait citer le poète touche-à-tout Muhammad Kimjuwa (1855-1945) qui avait importé de Zanzibar jusque dans sa région natale de Lamu le taarab, devenu tarabu, un concours de chants où l’improvisation se faisait poétique, et parfois taquine.

 A la toute fin du XIXe siècle voit le jour un homme destiné à devenir auteur et président de la République. C’est dans ce qui est alors une colonie britannique que Jomo Kenyatta est élevé par ses parents puis, à leur mort, par son oncle et son grand-père. Il quitte Gatundu en 1920, d’abord pour Nairobi, ensuite pour l’étranger. Fraîchement diplômé de ses études en Anthropologie suivies à Londres, il publie en 1938 sa thèse, Au pied du mont Kenya, document précieux sur le mode de vie de l’ethnie dont il est issu, les Kikuyus, mais aussi diatribe contre les Européens qui ont colonisé l’Afrique. Cette colère rejaillira lorsque, de retour dans son pays, il s’investira dans le mouvement indépendantiste, ce qui l’amènera à connaître la prison lorsque l’état d’urgence sera instauré en représailles à la révolte des Mau Mau en 1952. Le gouvernement colonial finira par le libérer quasiment dix ans plus tard, l’estimant en capacité de gérer l’indépendance devenue incontournable. Jomo Kenyatta la proclamera en décembre 1963 et sera élu président l’année suivante, fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort, survenue en 1978.

L’effervescence

La période pré- et post-indépendance va assister à une recrudescence de publications qui s’intéressent aux événements politiques, bien sûr, mais également, et plus largement, au folklore ou aux questions sociétales. L’un de ces précurseurs est trop souvent oublié, alors que sa carrière dans le monde du livre aura duré plus de 50 ans et qu’elle l’aura amené, lui aussi, à connaître la prison suite à la publication de pamphlets contre la colonisation qu’il avait pris soin de rédiger en swahili pour que le plus grand nombre – colons compris – puissent les lire. Pourtant, ce qui fait la particularité de Gakaara wa Wanjaū (1921-2001) est qu’il se consacrera à promouvoir la culture kikuyu et qu’il sera l’un des seuls à user de cette langue, surtout dans ses ouvrages destinés à la nouvelle génération. Il avait été le premier à créer une association d’écrivains kényans dès 1946, l’African Book Writers Ltd., et se fera par ailleurs éditeur, de livres et de revues, gardant à cœur de proposer ses parutions à des prix modiques. Mais c’est le Journal – 7 000 pages ! – qu’il tenait notamment durant sa détention, qui lui valut de remporter le prix Noma en 1984, bien que ceux qui alors l’acclamèrent ne prirent guère le soin de s’intéresser à ses autres travaux littéraires, et finirent par regretter de ne pas le voir plus radical dans son engagement, lui le fervent admirateur du modéré Jomo Kenyatta.

L’idée d’éditer ces documents intimes était le fruit de sa rencontre avec celui qui est désormais considéré comme le plus grand écrivain kenyan, celui qu’il aura influencé et qui aura poursuivi l’écriture en kikuyu, Ngugi wa Thiong’o, né en janvier 1938 à Kamirithu. La majeure partie de son œuvre se fera politique, à l’instar de son premier roman qu’il publie en 1962 et qui se découvre en français aux éditions Passage(s) sous le titre Ne pleure pas, mon enfant. L’écrivain s’attache aux pas d’un adolescent qui passe à l’âge adulte au moment même où son pays mène sa lutte pour l’indépendance. Thiong’o est alors en Ouganda et étude à l’université Makerere, réputée pour avoir formé de nombreux femmes et hommes de lettres. Il s’installe ensuite à Leeds pour poursuivre son cursus, s’attelle à un travail de recherche sur Joseph Conrad, et rencontre déjà un beau succès pour A Grain of Wheat (1967), mais c’est Pétales de sang (éditions Présence africaine) qui achève de le faire reconnaître sur la scène internationale dix ans plus tard. Cette même année, 1977, il écrit une pièce jouée en kikuyu, Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai), qui s’interroge sur le Kenya post-indépendance et sur l’héritage du colonialisme. Le gouvernement n’apprécie pas, Thiong’o est envoyé en prison, ainsi que Ngugi wa Mirii, le co-auteur de cette œuvre. La détention rendra Thiong’o d’autant plus critique envers le pouvoir en place qui ne le laissera d’ailleurs pas en paix : en 1982, sa nouvelle pièce Maitu Njugira est non seulement interdite, mais le théâtre où elle devait être jouée est rasé ! L’écrivain fera alors le choix de l’exil dont il ne rentrera qu’en 2004, pour son plus grand malheur puisque quelques jours après ce retour, sa femme et lui subiront une grave agression. Thiong’o a également publié des essais dont Pour décoloniser l’esprit (éditions La Fabrique) dans lequel il explique qu’il n’écrira désormais plus en anglais mais uniquement dans sa langue, le kikuyu, et, plus récemment, Pour une Afrique libre paru en traduction chez Philippe Rey en 2017.

La génération à laquelle il appartient, celle des années 30 à 40, a aussi vu naître des femmes promises à de belles carrières littéraires. Leur ainée est Marjorie Oludhe Macgoye qui, bien qu’originaire d’Angleterre, a fait du Kenya sa patrie de cœur. Une adoption réciproque qui lui valut le surnom de « mère de la littérature kenyane » tant son investissement dans la vie culturelle locale fut à la hauteur de la qualité de ses romans. A Farm called Kishinev publié en 2005 le confirme puisqu’il a été couronné par le Prix Jomo Kenyatta. La réputation de sa cadette, Grace Ogot (1930-2015), a quant à elle largement dépassé les frontières du pays bien que le lecteur français ne puisse découvrir ses œuvres dans sa langue. Elle est l’écrivain du folklore qu’elle pousse parfois jusqu’à l’étude sociologique comme en témoigne The strange Bridge où elle décortique la culture du pays Luo. Son premier roman, The Promised Land, explorait pour sa part les années 30 et la délicate question du mariage. Citons encore Rebeka Njau qui s’intéresse aux questions féminines, de l’excision dans sa pièce The Scar au poids du patriarcat dans The Sacred Seed. Elle a aussi valorisé la tradition orale de son pays en faisant œuvre de collecte dans le recueil The Hypocrite and other Stories publié en 1977. Charity Wanjiku Waciuma et Asenath Bole Odaga se sont quant à elles investies dans le segment de la littérature enfantine. Enfin, il serait impossible de ne pas citer la très influente Micere Githae Mugo, poétesse et dramaturge, qui dut se résoudre à l’exil sous la gouvernance de Daniel arap Moi, une extrémité à laquelle durent également se plier la romancière Philo Ikonya et la militante féministe Wanjiru Kihoro.

Nouveau souffle

Durant les riches années 70 se distinguent encore les talents de Charles Mangua (1939-2021) qui vend plusieurs milliers d’exemplaires de ses très irrévérencieux Son of Woman et A tail in the Mouth, de Meja Mwangi, l’auteur du roman culte Going down River Road, du dramaturge Francis Davis Imbuga (Betrayal in the City) ou encore du très populaire David G. Maillu (After 4 : 30). Après une période de relatif déclin, en 2003 une revue chamboule le paysage littéraire, Kwani ?, lancée par le collectif éponyme juste après que les élections de 2002 aient rimé avec l’espoir du changement. L’une des vocations de cette novatrice publication étant d’éclairer une mémoire passée sous silence, elle publia dans son premier numéro la courte histoire A Likely Story dans laquelle Andia Kisia mettait en scène les turpitudes dévastatrices d’un historien. Portant les nouvelles voix kenyanes, Kwani ? a de plus fait paraître des textes de Yvonne Adhiambo Owuor, née en 1968 à Nairobi, dont le roman Dust fut salué par la critique internationale et que les éditions Actes Sud firent traduire en 2017 (La Maison au bout des voyages). Une nouvelle génération d’auteurs est donc prête à prendre la relève, d’autant plus que les Kenyans d’aujourd’hui revendiquent leur envie de découvrir des écrivains africains, au titre desquels nous pourrions mentionner au moins deux des lauréates du prestigieux Prix Caine : Okwiri Oduor en 2014 pour My Father’s Head, et Makena Onjerika en 2018 pour Fanta Blackcurrant. Enfin, Binyavanga Wainaina, précocement disparu en 2019 à l’âge de 49 ans, était lui aussi certainement promis à une belle carrière, l’un de ses textes se retrouve dans L’Afrique qui vient publié en 2020 sous la houlette d’Alain Mabanckou aux éditions Hoëbeke, une anthologie qui aide à se faire une idée très précise de la qualité des écrivains que compte aujourd’hui le continent africain.