Découvrez le Frioul-Vénétie Julienne : Littérature (BD / Actualité)

Les méandres de l’histoire ne se constatent rarement autant qu’en Frioul-Vénétie julienne où un rapide coup d’œil sur le passé confirme que la question de la nationalité ne répond pas toujours à celle de l’identité. Si cette région a connu de grands drames et quelques brusques revirements, avant que l’unité et l’autonomie ne soient finalement atteintes en 1963, ses habitants et sa littérature en sortent pourtant grandis, car ici les langues ont appris à cohabiter en toute bonne intelligence, malgré le large spectre qu’elles couvrent : de la langue officielle qu’est l’italien au dialecte qu’est le frioulan, jusqu’aux vestiges de l’ancien temps que rappellent le slovène et l’allemand. Cette richesse se retrouve dans les livres, et l’abondance se confirme au regard des nombreux écrivains étant nés ou ayant vécu ici. Ainsi, d’Italo Svevo à son ami James Joyce, de Claudio Magris à Paolo Rumiz, Trieste et ses alentours promettent de jolis dépaysements.

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De multiples influences

Dès ses débuts, la littérature de la région invite aux rêveries puisque l’un des premiers ouvrages qu’elle engendre est un récit issu du voyage d’Odoric de Porderone (env. 1286-1331), missionnaire franciscain qui sillonnera l’Extrême-Orient, notamment la Chine et Sumatra qu’il visitera quelques décennies à peine après Marco Polo. Le XVIIe siècle voit quant à lui naître la littérature frioulane grâce à celui qui en est considéré comme le père, Ermes di Colloredo di Montalbano, qui en usera à foison dans plus de 200 sonnets, avec une sensibilité et une éloquence telles qu’il a jeté les bases du frioulan d’aujourd’hui. Son attachement à sa terre, non dénué d’un certain réalisme, offre à son œuvre une véritable valeur patrimoniale. Enfin, Trieste aura l’honneur en 1861 d’assister à la naissance de celui qui saura comme nul autre porter sa voix à l’international, Italo Svevo. Son arbre généalogique et le pseudonyme qu’il se choisira (son nom de naissance étant Aronne Ettore Shmitz) témoignent de l’importance qu’il accorda à son double héritage culturel : son père était un juif allemand qui l’avait envoyé étudier en Bavière à l’adolescence (Svevo signifie « Souabe »), et sa mère une Italienne de souche. Néanmoins, son parcours littéraire est tout aussi intéressant.

En effet, et bien qu’il ait embrassé une carrière de banquier, il publia sa première nouvelle en 1890 (L’Assassinio di via Belpoggio) puis fit éditer à compte d’auteur deux romans (Un Inetto en 1892 et Selilità en 1898) qui ne rencontrèrent ni la faveur ni du public, ni celle de la critique. Découragé, il abandonna alors toutes prétentions littéraires, jusqu’à ce que le destin place sur sa route en 1903 un homme qui passera de longues années à Trieste, James Joyce (1882-1974), le futur auteur de l’immense monument qu’est Ulysse (dans lequel d’ailleurs Italo Svevo servira de modèle au personnage de Leopold Bloom). Joyce l’incitera à poursuivre dans la voie de l’écriture et il finira par faire paraître La Coscienza di Zeno (La Conscience de Zeno, éditions Folio) qui recevra de vraies louanges, de Valery Larbaud et de Benjamin Crémieux en France, et du futur prix Nobel Eugenio Montale en Italie. Au fort accent autobiographique, mais empreint également de son admiration pour les recherches de Sigmund Freud, ce roman psychologique campe un homme qui s’interroge bien plus sur son complexe d’Œdipe supposé que sur l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Empire austro-hongrois survenu l’année où se déroule l’action. Sous la forme d’un journal intime et sous couvert du « flux de conscience » inventé par Joyce, se dévoile, non sans un certain humour, un Zeno Cosini pétri de contradictions et de velléités, victime incessante de quiproquos et d’imbroglios. Italo Svevo décédera en 1928 des suites du tabagisme qu’il partageait avec son personnage. Bien qu’il ait acquis une certaine célébrité de son vivant, la postérité ne lui sera assurée qu’après sa mort, et même si cet écrivain marque un tournant dans la littérature triestine, il n’en fut que le précurseur puisque très vite d’autres suivirent ses pas.

L’effervescence, malgré tout

Ainsi, Trieste voit coup sur coup naître Silvio Benco en 1874, Umberto Saba en 1883 et Virgilio Giotti en 1885. Nous n’avons certes pas la chance de découvrir l’œuvre protéiforme du journaliste devenu librettiste, dramaturge et romancier que fut le premier de ces trois hommes, ami de Joyce et de Svevo, son influence fut cependant si notable que le pouvoir en place tenta d’y mettre un frein. Par contre, Umberto Saba (né Umberto Poli) se fait heureusement entendre dans notre langue car sa poésie survit au temps comme elle aura survécu aux affres des lois raciales qu’il aura eu à subir. Ayant subi l’exil puis une sombre partie de cache-cache avec les autorités, il recevra l’appui des plus grands, au nombre desquels se comptent une nouvelle fois Eugenio Montale mais aussi Carlo Levi. Après la guerre, son talent sera néanmoins reconnu comme en témoignent les prestigieux prix qu’il reçut. De nos jours, il est possible de découvrir ses poèmes écrits lors de sa fuite et publiés à l’époque à Lugano, en Suisse, grâce aux magnifiques éditions Ypsilon qui ont réédité Choses dernières : 1935-1943 en 2020, mais aussi de savourer ses récits autobiographiques prenant Trieste comme décor dans Comme un vieillard qui rêve (Le Bruit du temps). Seuil propose enfin une traduction de son roman Ernesto, paru à titre posthume, l’histoire de l’initiation sexuelle d’un adolescent au début du XXe siècle. Enfin, le poète Virgilio Giotti qui recourut au dialecte triestin dans une partie de son œuvre est remis à l’honneur par les éditions Éclat qui publient en 2022, dans une version bilingue, son recueil Petit chansonnier amoureux, célébration du quotidien à forte teneur autobiographique initialement parue en 1914 à Florence.

Il ne faudra ensuite pas manquer de citer Carlo Michelstaedter rien que parce que sa ville natale, Goritz (Gorizia), appartenait à l’Empire austro-hongrois en 1887, l’année où il vint au monde. Cette situation de ville-frontière, d’un point de vue historique et géographique, influencera son travail de philosophe et dit sans doute beaucoup de l’âme de ceux qui ont vu le jour à la lisière des identités floues. Michelstaedter se donnera la mort le 17 octobre 1910, le lendemain du jour où il avait achevé ce qui est considéré comme sa grande œuvre, La Persuasion et la rhétorique (éditions Éclat). C’est également non loin de Goritz que décédera 5 ans plus tard, au combat, le Triestin Scipio Slataper, auteur de Il mio carso dont Gallimard donne traduction dans sa collection L’Arpenteur sous le splendide titre Années de jeunesse qui vous ouvrez tremblantes… Tour à tour ombrageux et lumineux, ce « livre du temps perdu et retrouvé » comme l’annonce la quatrième de couverture est certainement l’un des plus fondateurs de la région Frioul-Vénétie julienne. Il est préfacé par Biagio Marin (1891-1985), poète qui fut le premier à porter à l’écrit le dialecte vénitien. Le conflit mondial marquera enfin l’œuvre de Giani Stuparich (1891-1961) dont les éditions Verdier ont publié, outre son roman L’Île mettant en scène un père et son fils, L’Année 15, son journal de guerre.

C’est un tout autre journal qu’ont publié les belles éditions La Baconnière en 2021, tout aussi essentiel car il permet de (re)découvrir une femme de lettres quelque peu oubliée alors qu’elle joua un rôle fondamental dans le milieu intellectuel de la Trieste d’après-guerre. Son œuvre se compose d’un recueil de prose poétique, Les Saisons (1950), qui a été réuni avec Promenade sous les armes, plus tardif, dans la Confession téméraire (La Baconnière, 2019). Son fameux Journal 1944-1945 a été tenu sous les bombardements entre le 18 octobre 1944 et le 5 août 1945. Contrairement à ce que cela aurait pu laisser augurer, il est pourtant empli d’une grande sensualité. Anita Pittoni a entretenu une longue correspondance avec son concitoyen Roberto Balzen (1902-1965) qui, comme elle, se fit éditeur en cofondant Adelphi. De lui est aussi resté un petit texte à retrouver chez Allia, Trieste, une description rigoureuse, dans ses contradictions apparentes, d’une ville où se mêlèrent les langues et les nationalités, les milieux bourgeois et provinciaux, l’exigence culturelle et la ruralité heureuse. Allia donne également à découvrir Comment faire carrière dans les grandes administrations de Giorgio Voghera (1908-1999), l’un de ses amis, tel un aperçu, sous forme d’essai sur le management d’après-guerre, d’un travail littéraire qui compte aussi le roman Notre Maîtresse la mort (Circé). Du fait de sa judéité, Giorgio Voghera, comme certains de ses pairs, aura été victime des lois raciales qui l’auront poussé à se retirer dans un kibboutz près de Jaffa, expérience dont il ramènera matière à d’autres textes qui compléteront son œuvre éclectique.

De très grandes plumes

Dès lors vont se succéder plusieurs écrivains qui vont très rapidement atteindre une immense renommée. Le premier d’entre eux est certainement Boris Pahor qui fut lui aussi le fruit de l’histoire de sa région natale, dans le sens où il devint un écrivain italien de langue slovène né à Trieste qui alors faisait partie de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Sa longue vie – il est mort à 108 ans le 30 mai 2022 ! – a été marquée par ce choc, parfois violent, des cultures, par son emprisonnement à Dachau puis à Bergen-Belsen, et par les maladies dont il souffrait. Il laisse une œuvre abondante, infiniment riche, qui en font l’un des plus connus des écrivains slovènes, malgré sa nationalité, et qui se décline en plusieurs romans incontournables, de La Porte dorée au Rocher à Printemps difficile chez Libretto, de Jours obscurs chez Phébus à Pèlerin parmi les ombres : nécropole, le récit de sa déportation paru à La Table ronde. Son destin n’est pas sans ressemblances avec celui de Mario Rigoni Stern (1921-2008) qui s’inspira également de sa captivité pour rédiger une œuvre tout aussi dense. Écrivain de la frontière qu’il évoque dans Histoire de Tönle (Verdier), Stern est par ailleurs le chantre de ses montagnes adorées comme le confirme Requiem pour un alpiniste (Les Belles Lettres) où il livre ses souvenirs de chasseur alpin durant la Seconde Guerre mondiale.

Bien qu’il soit né à Bologne en 1922 et qu’il ait été assassiné à Rome en 1975, il n’est pas possible de ne pas mentionner Pier Paolo Pasolini car il passa de nombreux étés à Casarsa della Delizia, ville natale de sa mère, et surtout se prit de passion pour le frioulan au point d’écrire dans cette langue (Poèmes oubliés chez Actes Sud, La Nouvelle jeunesse chez Gallimard, ou encore les nouvelles réunies dans Douce et autres textes par Actes Sud). C’est encore grâce à lui et à l’une des revues qu’il créa (Quaderno Romanzo) que Novella Cantarutti put commencer à faire connaître sa poésie frioulane (Ultima stella, en édition trilingue chez Fario). Pour conclure, Claudio Magris et Paolo Rumiz, tous deux nés à Trieste, respectivement en 1939 et 1947, n’en finissent plus de conquérir le cœur des lecteurs à travers le monde, le premier avec une œuvre érudite qui le fait régulièrement pressentir comme futur récipiendaire du Nobel de Littérature, le second avec ses récits de voyage empreints de spiritualité.

Top 10 : Lecture

La littérature du Frioul-Vénétie Julienne

Pays de frontières ou entre-deux mondes, l’Histoire n’a pas épargné la région qui regroupe le Frioul et la Vénétie-Julienne. Pour autant, ces multiples influences servent la littérature qui s’écrit alors dans plusieurs langues, un ravissement pour celles et ceux qui sont sensibles à la beauté des mots. Or, par ici, ils ne sont jamais choisis au hasard.

Frioulan

Anthologie de la littérature frioulane contemporaine. Un panorama des écrivains et poètes qui ont entre 1945 et 2017 écrit en frioulan, en édition bilingue. Jean-Igor Ghidina, éditions Presses Universitaires Blaise Pascal.

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Poésie

Poèmes de jeunesse et quelques autres. Le grand poète italien sera marqué à jamais par ses étés frioulans, au point d’utiliser le dialecte pour en vanter la beauté. Pier Paolo Pasolini, éditions Gallimard-Poésie.

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Essai

Instantanés. Des textes courts qui évoquent ici un fait divers, là un petit rien du quotidien, mais qui tous ont un lien avec Trieste et ses environs. À lire comme un subtil portrait. Claudio Magris, éditions Gallimard-L’Arpenteur.

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Monument

Ulysse. À en croire son ami Italo Svevo, c’est à Trieste où il a passé de longues années que Joyce eut l’idée d’écrire Ulysse, encore une bonne raison de s’attaquer à ce monument mondial. James Joyce, éditions Folio.

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Classique

La Conscience de Zeno. Écrit au lendemain de la première guerre mondiale, ce roman, au fort accent autobiographique, fut celui qui fit découvrir le grand écrivain triestin. Italo Svevo, éditions Folio. 

Nouvelles

Place Oberdan à Trieste. Huit nouvelles pour découvrir la plume d’un écrivain né à Trieste mais qui demeure l’un des plus importants de la littérature slovène. Boris Pahor, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

Récit de voyage

Trieste ou Le sens de nulle part. Trieste est de ces villes aux multiples facettes, et qui en parlera le mieux que celle qui la connut de 1945 à sa mort, en 2020 ? Jan Morris, éditions Petite Bibliothèque Payot.

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Promenade

Alphabet triestin. L’auteur convoque les écrivains, libraires et artistes qui ont donné à Trieste son âme, une autre façon de découvrir la ville… et de s’aérer l’esprit. Samuel Brussell, éditions La Baconnière.

Polar

Sur le toit de l’enfer. Les montagnes du Frioul ne s’avèrent pas si paisibles quand un homme y est retrouvé les yeux arrachés. Un tueur en série aurait-il décidé d’y élire domicile ? Ilaria Tuti, éditions Pocket.
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Littérature

Inferno.com. Faire fortune sur internet en créant un cimetière pour animaux ? Un prétexte dont use l’auteur pour s’interroger sur le passage à la modernité du Frioul rural. Gian Mario Villalta, éditions Gallimard.

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