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La tradition orale

Il se murmure qu’une ogresse arpentait la région. Corps de vieille femme, tête de hyène, Bouti dévorait ici un enfant isolé, semait là terreur et confusion. Quand elle tua une famille entière, les sages se réunirent et convoquèrent les guerriers afin qu’ils mettent fin à ses agissements. De la vengeance obtenue naquit un mythe, celui de la défaite de Bouti (Djab-Bouti) que les Français comprirent - phonétiquement - Djibouti. Les légendes cohabitaient avec les anecdotes chez les peuples nomades qui arpentaient sans cesse la Corne de l’Afrique, mais la riche tradition orale sous-entendait aussi des règles et des métriques qui font qu’il est impossible de ne pas la rapprocher de l’art poétique. À l’instar de ces vers afars où le rythme, bien qu’intuitif, prône l’harmonie, ou encore de ces poèmes somalis, épiques et politiques (gabay), qui se construisent en répons entre deux interlocuteurs et dont la longueur défie les meilleures mémoires. Enfin, il ne faudra pas oublier les chants qui cadencent la journée de marche ou se dédient au troupeau selon un rituel précis, et ceux qui rythment les activités quotidiennes, du barattage à l’endormissement des petits. Cette richesse immatérielle - ne juge-t-on pas un membre du clan au nombre de vers que lui a légué son parent en héritage ? - a tardivement été reconnue, mais avec l’avènement de l’écriture qui menaçait l’oralité les chercheurs ont désormais à cœur de la préserver. L’un des plus éminents d’entre eux est peut-être Ali Moussa Iye, qui a coordonné le programme Culture de la Paix à l’Unesco et a évoqué le Xeer Issa (droit coutumier) dans un ouvrage devenu best-seller, Le Verdict de l’arbre. Il a par ailleurs préfacé le récit miraculeusement sauvegardé d’un petit berger, né aux alentours de 1917, qui quitta le désert pour rejoindre la côte. Le magnifique témoignage de Houssein Meraneh Mahamoud, publié en 2005 par les éditions Menaibuc, se découvre également sur Internet sous le titre Dardaaran : testament d’un nomade revenu des mers.

Au début du XXe siècle, dans ce territoire occupé par les Français depuis 1884, l’écrit n’est donc l’apanage que des colons ou des voyageurs, cela est d‘autant plus vrai dans les années 1930 durant lesquelles plusieurs auteurs évoquent le petit pays et mettent leurs pas dans ceux qu’Arthur Rimbaud avait laissés à la fin du XIXe siècle. Citons notamment le journaliste Joseph Kessel et son confrère Albert Londres qui publie en 1931 un reportage intitulé Pêcheurs de perles, Henry de Monfreid qui commence à se forger une réputation d’aventurier dès son premier récit autobiographique, Les Secrets de la mer rouge, publié la même année, ou le jeune Paul Nizan et son Aden Arabie dont l’incipit est resté célèbre (« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »). À la même période, au niveau local, il faut noter quelques timides tentatives : de petites productions théâtrales éclosent et une minuscule école primaire est créée en 1921. Le français devient langue d’enseignement, sur le modèle de ce qui se fait en Éthiopie, qui n’est pourtant pas une colonie… Mais les conflits, qu’ils soient régionaux - les Italiens occupent l’Éthiopie dès 1936 et interdisent l’usage du français - ou internationaux - la Seconde Guerre va se traduire par un blocus -, enrayent ces processus littéraires, externes et internes. Il faudra alors attendre 1949 pour qu’une classe de sixième soit ouverte, et ce n’est que dix ans plus tard que sera publiée, aux éditions Présence Africaine, ce qui est considéré comme la première œuvre djiboutienne : Khamsine de William J.-F. Syad. Préfacé par Léopold Sédar Senghor, ce recueil de poésies évoque le destin d’un peuple à la recherche de son identité. Encore une décennie passe et enfin la presse, créée par et pour les colons, s’ouvre aux talents locaux. Ainsi, Abdoulahi Doualé Wais campe en 17 épisodes les aventures faussement humoristiques de Gel-cun qui peuvent se lire comme une critique acérée du sort réservé aux peuples nomades, et un autre instituteur, Houssein Abdi, en 1972, consacre trente pages à une description du pays vu par les yeux d’un enfant. Jean-Dominique Pénel, docteur en littérature spécialiste de la région, a fait paraître chez L’Harmattan en 2020 une nouvelle édition de son ouvrage de référence qui dissèque cette période charnière : Djibouti 70, repères sur l’émergence de la littérature djiboutienne en français dans les années soixante-dix.

L’indépendance

À l’issue de trois référendums, en 1958, 1967 et 1977, Djibouti accède enfin à l’indépendance et la littérature se libère progressivement de ses chaînes, bien que le pays soit toujours la proie de crises politiques. Le plus célèbre de ses émissaires est Abdourahman A. Waberi, né en 1965, qui, après des études en France, se partage désormais avec les Etats-Unis où il est enseignant. Son premier ouvrage, Le Pays sans ombre, paraît en 1994 au Serpent à plumes. Dans ce patchwork de dix-sept nouvelles, l’auteur évoque aussi bien le passé de son pays natal que les affres de son présent. Un portrait sans concession qu’il poursuivra en 1996 avec Cahier nomade, puis en 1998 avec Balbala. Si Waberi s’intéressera ensuite à d’autres horizons, notamment au Rwanda, il ne perdra jamais de vue la question de la place de son pays dans le monde, multipliant les références au mythe original et à l’environnement inhospitalier. Une exploration perpétuelle qui se déclinera chez plusieurs éditeurs, de Gallimard en 2003 (Transit), à Zulma (La Divine chanson, 2015), en passant par Lattès (Passage des larmes, 2009) ou Vents d’ailleurs chez qui il s’autorisera une incartade en poésie avec Mon nom est aube en 2016. Il a par ailleurs écrit en compagnie de son ami Alain Mabanckou un Dictionnaire enjoué des cultures africaines pour les éditions Fayard en 2019.

Si ses concitoyens sont, pour l’heure, moins connus sous nos latitudes, la littérature djiboutienne jouit pourtant d’un vrai dynamisme depuis les années 1990, notamment grâce aux associations qui se sont montées en vue de promouvoir les jeunes auteurs ou d’encourager les troupes de théâtre à se développer. Certains écrivains ont bénéficié d’un bel écho et publient chez L’Harmattan, à l’image du nouvelliste Idriss Youssouf (La Galaxie de l’absurde, 2000), de Chehem Wattam qui a dépeint la confrontation entre les peuples nomades et la modernité dans Pèlerin d’errance en 1997, du poète Isman Omar Houssein né en 1980 ou de Ilyas Ahmed Ali qui a imaginé des histoires extraordinaires dans Le Miroir déformant. Les femmes ne sont pas en reste et suivent la voie ouverte par la dramaturge devenue ministre Aïcha Mohamed Robleh et par Mouna-Hodan Ahmed qui a fait paraître Les Enfants du khat en 2002.